NOUVELLE : SELFIE GLAUQUE

Par Éric Lamouroux


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J’habite Rue de Paris. Et je ne fais pas qu’y habiter, je vis ici. Je vise par là tous ces gens, nouveaux arrivants, qui habitent notre quartier mais n’y vivent pas, qui ne sont que des passants de la rue de Paris, qui ne l’empruntent que pour partir bosser le matin, et rentrer se verrouiller le soir dans le logement qu'ils n'ont pas pu se payer dans Paris. Comme si, une fois passé le Periph, les restos étaient moins bons, les bars moins sympas et les autochtones moins fréquentables.

C’est con, parce que ce n’est pas le cas.

 

J’aime passer du temps dehors dans cette rue ardente. Je privilégie les commerçants du coin pour faire les courses, je mange dans les restos indigènes et je passe peut-être un peu trop de temps dans ces bars de quartier sans prestige mais chaleureux. À force de les croiser, et même si je sais que quelques-uns parmi eux ne sont pas bien nets, je salue mes voisins de rue. À force de me croiser, et même s’ils ne savent pas vraiment si je suis bien net, les voisins de rue me saluent.

 

Après il est vrai que, quand tu vis ton quartier, ben, tu vois aussi que ce tronçon de rue de Paris a changé, et pas vraiment en bien. Ça fait chier parce que tu lui souhaites mieux, mais tu l’aimes quand même ton petit village farci d’incivilité. Alors tu occultes un peu le fait qu’il est de plus en plus crasseux et de plus en plus violent parce qu’envahi aussi par de dangereux idiots bêtes. Tu y évolues sans peur, alors tu ne te rends pas vraiment compte et puis… Et puis ça arrive encore. Encore un mec qui s’est fait buter. Tu l’apprends d’abord par la rumeur, puis l’horreur est confirmée dans les médias. « Battu à mort par trente ou quarante personnes ». Une histoire de scooter, une histoire à la con, battu à mort par trente ou quarante.

 

Ce n’est pas le premier, cette rue est blindée d’histoires à la con qui tournent mal. Celui-là je n’étais pas dehors, je n’ai rien vu, tant mieux. J’ai tendance à me mêler aux trucs. Là je ne suis pas sûr que j’aurais pu faire grand-chose à part me faire massacrer aussi.

 

Plus récemment mais pas très longtemps après ce drame, je marchais rue de Paris direction croix de chavaux, vers le haut du bas-Montreuil. Je remontais la rue sur le trottoir de gauche et avait déjà prévu au retour de redescendre par celui de droite. Cela faisait bien deux trois semaines que je n’avais pas arpenté la Rue sur sa totalité et je ne voulais rien louper de ce qu’elle voudrait bien m’offrir. J’adore ça, flâner en observant, explorer cette rue comme si je la découvrais. Alors que je la connais par cœur.  Même s’il n’y a pas grand-chose à creuser coté nouveautés sur les bâtiments, commerces et cafés, il y a toujours quelque chose à fouiller côté humain.

Même si le temps est au maussade, que la grisaille s’instille dans le cœur de l’homme, qu’il se ferme à l’extérieur, j’essaie de scruter vers l’intérieur. L’humain est tellement vivant. Enfin, il devrait l’être tant qu’il l’est. J’ai aussi besoin d’histoires et même si je n’arrive pas à percevoir la sienne, je me sers de ce qu’il me laisse entrevoir pour lui en arranger une, bien vivante.

 

Mais aujourd’hui, il fait beau, c’est le printemps, la rue est bruyante, insouciante, déborde de vie. J’en prends plein les yeux et les oreilles, j’avance sans avoir besoin d’imaginer car la vitalité de la Rue me rassasie de ces détails et anecdotes qui donnent de l’âme au quotidien. Je suis alors en balade joyeuse, je salue les connus, et souris aux inconnus qui veulent bien croiser mon regard inquisiteur. Ça va, j’ai le sourire sincère qui adoucit le plus souvent, les rétifs à l’échange.

 

Je prends le temps de m’arrêter dès que cela en vaut le coup. Je saisis la moindre opportunité de dialogue. Comme là, avec l’épicier qui installe sur l’étal, à mon avis prématurément, les premiers melons de l’année. Devant le doute émis, il m’assure qu’ils sont excellents, même si c’est de l’espagnol sous serre et pas du cavaillon sur terre.

Je suis aussi malheureusement capable de m’énerver trop vite, d’être assez con pour partir en furie, jusqu’à vouloir prendre un de ces melons et le jeter sur le connard qui vient foutre en l’air notre joviale conversation avec son putain de scooter à échappement libre.

 

L’épicier lui, est philosophe et il m’offre une généreuse tranche du fruit juteux. Cela me fait, un peu honteusement, redescendre de mon ridicule courroux. Il a raison, le goût du melon est bon et il ne faut pas se laisser pourrir la vie par ceux qui ne savent l’apprécier. La vie est belle, la Rue est belle et j’y vadrouille à nouveau guilleret.

 

J’arrive au niveau de “La friche Dufriche“. Cette parcelle à l’abandon a pris son nom à la rue Marcel Dufriche qui la borne sur un côté. C’était autrefois une usine à jouets, ce qui devait rendre l’endroit bien plus gai. Quoique, est-ce que les ouvriers s’amusaient vraiment à fabriquer des jouets ? Pendant un temps, la friche a accueilli les rebuts de la ville. Les Roms partageaient l’espace avec les dépôts sauvages de déchets en tous genres. Mais assez rapidement, l’endroit a été vidé des scories, clôturé et surveillé pour qu’il ne soit plus squatté ou souillé.

 

Le propriétaire des lieux et la Mairie sont en conflit sur l’avenir de l’endroit. Le lieu à l’abandon pourrait être triste, mais rescapées de la destruction, la cheminée de briques et la carcasse métallique de l’ancien bâtiment trônent maintenant dans une oasis végétale, qui reprend le dessus sur béton et bitume. La structure de métal rouillé de Gustave Eiffel, est aussi coiffée par un artiste ferronnier qui, régulièrement, l’attife de nouvelles œuvres sœurs en matériau. Les murs d’enceintes soutiennent les virtuoses de l’art éphémère qui ont bombé des fresques aux couleurs explosives sur ce qui tient encore debout. J’aime particulièrement un portrait monochrome, une magnifique jeune femme à la coupe Afro. Un visage argenté sur fond noir, fier et résolu. L’ensemble de la friche a une drôle de gueule et même le passant le plus renfrogné ne pourra éviter la photo ou au moins le coup d’œil spectateur.

 

Moi, j’aime bien, mais Je dois écourter la contemplation, il se passe un truc à l’angle de la Rue Duffriche / Rue de Paris. La dame qui me semble bien être la gérante de la crêperie un peu plus haut, est dans une conversation animée avec un flic. Ils sont sur mon chemin, alors je ralentis le pas et essaye de capter des bribes de conversations. La crêpière est bouleversée et indique un endroit vers la friche. C’est tout ce que j’arrive à saisir et je continue mon chemin, même si je meurs d’envie de m’arrêter pour me mêler à la conversation. Je n’en saurais du coup pas plus, alors je me fais mon petit scénario sur ce qui a bien pu se produire. Je penche pour un voleur qui serait rentré dans le restaurant pour piquer le téléphone portable qui trainait sur une table. Cela n’arrête pas en ce moment dans le quartier. Pas bien méchant quoi. Je n’y pensais même plus quand, sur le retour, à peu près vingt minutes plus tard, sur le trottoir opposé, je suis revenu au niveau de la friche.

 

La rue était maintenant totalement interdite à la circulation routière aussi bien qu’aux piétons. Des véhicules de polices en barraient tous les accès et une armée de policiers, pompiers, secours médicaux et flics en civil avaient investi le lieu. Ce n’était pas un petit larcin qui avait provoqué un tel déploiement. Des curieux se pressaient contre la rubalise qui délimitait ce qui m’avait tout l’air d’être une scène de crime. Moi aussi je suis curieux, je voulais en savoir plus et je sais d’expérience qu’il suffit pour ça de repérer la bonne personne. Normalement celui qui sait déjà, est avide de partager l’incroyable dont il a été témoin, ou qu’on lui a fraichement relaté. Là, il n’y pas besoin de chercher longtemps, Colette, la concierge de la rue voltaire, on pourrait même dire de tout le quartier, révèle à un type, et bien dans son style, le fin fond de l’histoire :

 

- « Ah ben, c’est un grand noir complètement cinglé qui a poignardé une bonne femme »

 

J’en profite pour la questionner :

- « Comment va la femme ? »

 

- « Ah ben, j’sais pas vraiment, mais pas bien hein, c’est sûr, quand tu vois le paquet de gars qui s’agitent autour. Maintenant, on voit même plus rien, ils ont mis comme des bâches tout autour pour qu’on puisse pas voir. Mais le sang, ça je l’ai vu, et y’en avait pas qu’un peu. C’est incroyable tout le sang qu’elle a perdu ».

  

- « Et le gars ? Ils l’ont arrêté ? »

  • « Le grand noir ? Ah ben moi, je l’ai pas vu, mais la crêpière, elle m’a dit qu’il était resté à côté de la victime, qu’il braillait tellement qu’on comprenait rien à ce qu’il disait, qu’il continuait à mettre des coups de couteaux partout dans l’air, comme si il attaquait des fantômes, et puis quand il a vu les flics, il s’est assis par terre, devant le mur aux peintures, tout couvert de sang, il s’est mis à marmonner en se balançant d’avant en arrière. Un vrai cinglé quoi. Y’a que ça de toute façon dans cette rue ».

Bon ben voilà, elle m’a tout dit, d’une façon abrupte mais qui a le mérite de ne rien enjoliver. Un crime, ce n’est jamais très joli et celui-là semble particulièrement laid. Pourtant, autour de moi, l’ambiance est, bizarrement, presque à la fête, comme pour une animation de quartier. Un public électrique et éclectique où se mêle la populace du coin. Les téléphones sont brandis au-dessus des têtes et photographient le lieu du crime. Des bandes d’ados et de gosses bousculent les plus anciens pour espérer apercevoir quelque chose. Ils interpellent les flics :

  • « Hé Msieu ! Qu’est-ce qui s’est passé ? »
  • « … »
  • « C’est qui qui s’est fait tuer ? »
  • « … »

 

Ils n'aiment pas trop être ignoré les gamins du coin, alors ils en rajoutent.

  • « C’est vous qui l’avez flingué ? »
  • « … »
  • « Mais non, lui c’est un boloss, il a juste le droit de mettre des PV. »                                                                          Les mômes ricanent, mais ce policier imperturbable les perturbe.
  • « T’as vu, il sait même pas parler. »
  • « Ptete qu’il est sourd, t’as vu, ils embauchent des handicapés partout maintenant, comme la mère de Mouloud à carrefour. »
  • « Hé Msieu ! C’est du sang qu’on voit par terre là ? »
  • « … »
  • « Hé Kevin ! La dernière fois que j’ai vu autant de sang, c’est quand ta mère avait encore ses règles. »           

Merde. Mal à l’aise face à la tragédie et mon rôle de spectateur dans cet attroupement si peu respectueux, je quitte la scène pour rentrer chez moi.  Je me fraye difficilement un passage dans cette foule qui observe la scène à travers l’écran de leurs téléphones. Comme s’ils n’étaient pas réellement là, mais suivaient en direct sur une chaine info, ce qui était pourtant en train de se passer sous leurs yeux. Je suis plutôt un stoïque mais là, je suis énervé, écœuré par le grand n’importe quoi que peut être la vie. Je m’arrête à la terrasse de Momo, je m’enfilerai bien deux trois verres pour me faire redescendre. 

 

Momo me questionne sur le pourquoi des flics plus haut dans la rue et je lui raconte. Mon récit l’assoit, sur la chaise à côté de moi, pensif. Pas longtemps, il se lève, retourne à son bar et me lâche « On est dans un monde de dingues, mon frère, les gens sont fous, c’est pas nouveau » Encore un commerçant philosophe.

 

Le lendemain matin, de retour chez Momo je buvais mon café en feuilletant le parisien à la recherche d’un article relatant le meurtre, parce que oui comme tout bon tenancier de bar qui a la primauté des infos locales, il m’avait déjà informé que la femme était bien morte. Et notre crime était bien là, dans les faits divers.

 

Une femme d'origine américaine a été poignardée à mort à Montreuil (Seine-Saint-Denis), ce jeudi après-midi. Un suspect a été interpellé. L’agression a été aussi soudaine que violente. Une femme d’origine américaine a été tuée de plusieurs coups de couteau, ce jeudi, vers 15h45, rue Marcel-Dufriche, à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Son agresseur, un sans domicile fixe de 53 ans, l’a frappée dans le dos et à la carotide, cette blessure lui a été fatale. Âgée d’une cinquantaine d’années, la victime s’est écroulée immédiatement, son appareil photo à côté d’elle. Elle s’était rendue dans ce quartier du centre-ville apprécié des amateurs de street art pour ses murs recouverts de fresques urbaines. Juste avant d’être blessée mortellement, elle était en train de prendre en photo quelques-uns de ces graffs. Les secours arrivés rapidement sur place ne sont pas parvenus à la réanimer, malgré un massage cardiaque prodigué par le Samu. Elle est décédée dans l’heure. S’agit-il d’une touriste, d’une photographe professionnelle ou d’une simple promeneuse amatrice d’art urbain ? Ce soir, on ignorait encore l’identité de cette ressortissante américaine et les raisons de sa présence sur ce site.

 

Bon ben, à part son origine américaine, cela ne m’apprend rien de plus.

Donc c’est tout, voilà. Je dois retourner faire une course vers Croix de Chavaux, il fait beau alors je remonte la Rue de Paris. Mais je ne suis pas dans le même mood qu’hier, suis pas dispo pour une ballade contemplative. J’avance sans voir, l’attention bloquée par ma gamberge sur le fait divers, cette femme morte, cet homme fou, la connerie des spectateurs. Je ne sais pas qui peut être ce grand noir complètement cinglé qui a poignardé la photographe. Mais mon cerveau en surchauffe ne tarde pas à lui inventer une vie. Je marche somnambule et l’esprit fabule. J'ai besoin d'histoires et j’imagine la sienne.

 

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Élucubrations sur LE GRAND NOIR ASSASSIN 

 

C’est un Malien, mais pas un venu comme les nombreux Maliens Montreuillois pour des raisons économiques, pour gagner un peu d’argent à envoyer à la famille restée au pays. Non lui, a fui le pays pour échapper à la vengeance de ses compatriotes. Ses voisins qui espéraient bien, le faire souffrir à hauteur des souffrances qu’il leur avait infligées. Lui qui, quand les islamistes s’étaient emparés de Tombouctou, avait pris ça comme une chance, un moyen d’avoir une meilleure vie. Lui qui, n’étant pas tellement pratiquant, l’est plus que devenu. Il s’est conformé aux lois féroces des fanatiques et les a rejoint dans leur djihad. Il a créé une milice locale et a mis toute son ardeur à imposer l’ordre coranique dans la ville. Il a été dur, il faut être dur si on veut être respecté. Il a été de plus en plus dur, jusqu'à être aspiré dans cette spirale où, pour lutter contre le crime, le viol, le vol, il a tué, violé, volé. Il s’est persuadé que les horreurs, auxquelles il se livrait étaient un mal nécessaire pour le bien de la ville, du pays, pour l’humanité. Il s’était même senti comme purifié, et s’estimait guide pour les autres.

 

Il a eu beaucoup d’argent à cette époque. 

Il a tout laissé quand il a dû fuir, en France, dans ce riche pays en désordre.

 

Maintenant, ici, en France, son Dieu l’a oublié. Depuis qu’il a passé la frontière, son Dieu l’a abandonné. Depuis qu’il a tué Jaha, la trop jeune fille de son cousin, son Dieu le punit. Il était obligé de la tuer. Elle aurait dû se taire. Il l’avait exigé innocente, il l’avait eu vierge et désirait la modeler. Il voulait l’aimer et était sûr qu’elle l’aimerait. Oui, au début, il l’a forcé, mais après ça allait, enfin il s’imaginait que ça allait. Il lui offrait tout ce qu’il pensait qu’une femme veut. Il avait enrichi les parents, il les avait installés dans une très belle maison. Mais ce n’était jamais assez. Toujours plus, encore plus, sinon ils racontent tout. Raconter quoi ? 

 

Ils voulaient salir ce qu’il croyait pur. Pourquoi était-il tombé amoureux de Jaha si ce n’est Dieu qui l’a voulu ? Il ne supportait pas que l’on se dresse devant sa volonté et celle de son prophète. Alors il a tué ceux qui pouvaient contrarier, son cousin, la femme de son cousin et leurs enfants. Il avait déjà beaucoup tué. Pour lui c’était facile de le faire sans être inquiété. Jaha, anéantie par le massacre de sa famille, coupable d’avoir suscité le désir du monstre, exécra encore plus son pseudo amour. Il le força encore une fois, mais quand elle lui cracha au visage, il sut qu’il pourrait toujours forcer son corps, mais pas son amour. Il la tua aussi.

 

Son Dieu ne voulut plus de lui, même les fanatiques ne voulurent plus de lui. 

 

Échoué à Montreuil, réfugié dans la communauté Malienne, il s’est présenté comme victime des atrocités qu’il avait pourtant lui-même commises. Alors ils lui ont fait une place au foyer Bara. A la mosquée, craignant le courroux divin, il faisait profil bas, mais au foyer, son obsession de l’ordre coranique le reprit. Il se mit à se mêler de tout, à vouloir gérer la vie de tout le monde, à réprimander méchamment. Un jour, pris d’une fureur mystique et armé d’une badine, il s’est mis à fouetter les marchands dans la cour. Ils l’ont traité de fou, tabassé, chassé, mais n’ont pas vu qu’il avait piqué le couteau du marchand de poulet. 

 

Dément et armé il a alors divagué dans ce qui apparaissait pour lui, le pandémonium des rues Montreuilloises. Ça se bousculait dans son crâne, non il ne se trouvait pas fou, c’est les autres les fous. Il était juste en désordre et ne voyait autour de lui que désordre. Il n’aimait pas ce qu’il voyait, il n’aimait pas ceux qu’il croisait.

 

Et puis, le long d’un endroit mort, près d’un squelette en ferraille et d’un colosse sans souffle, il a retrouvé Jaha. Son portrait était au milieu des fards flamboyants, au centre de tous ces hiéroglyphes, ces hideux symboles multicolores qu’il ne comprenait pas. Son visage était là, froid, métallique, comme une brillance crépusculaire au milieu d’un dégueulis de teintes criardes. La fièvre l’empoigna ardemment.

Il s’installa en face d’elle, sur le trottoir, dans une alcôve du palais expo.

Deux jours de contemplation intense et tourmentée. Et puis l’autre est arrivée.

 

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Je ne suis plus très loin de la friche, et elle, l’Américaine, était donc venue là pour photographier les graffs, les fresques des ptits frenchies. Peut-être qu’elle était de New-York, là où le street Art était né ? Peut-être qu’elle avait exploré Paris et on lui avait dit que Montreuil était riche en Art des rues ?? Alors, elle déambulait dans ce coin de Banlieue qui lui faisait tellement penser à son Brooklyn natal ???

 

                                      ?????????????????????????????

 

Je ne sais pas qui peut être cette Américaine assassinée. Mais mon cerveau perturbé ne tarde pas à lui inventer une vie. Je marche et j’imagine. J'ai besoin d'histoires et j’improvise la sienne.

 

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Élucubrations sur L’AMERICAINE ASSASSINEE

 

Elle avait renoué avec sa passion de jeunesse, la photo. Ce voyage en France lui avait redonné goût à cadrer, à isoler ce qui la touchait. Elle était à nouveau prise de frénésie picturale. A Brooklyn, Sarah avait participé à la naissance de l’art urbain. Elle était alors, avec son appareil photo, témoin des virées interdites des nouveaux artistes sur murs.  Pour un de ces gars, l’avoir avec elle lors d’une session était une bonne chance d’accéder à la reconnaissance et la notoriété. Ses photos étaient recherchées par les fanzines underground promoteurs du Street Art. Sarah s’était fait un nom dans le milieu car elle savait choisir les bons graffs et les bons graffeurs.

 

Elle était tombée sur cette fille, Miss Jaha, qui commençait à être respectée dans ce milieu plutôt masculin. Jaha irradiait une beauté sauvage qui s’ajoutait à son art.

 

La jeune photographe avait rencontré la jeune artiste dans un vieux bâtiment désaffecté où des graffeurs et danseurs télescopaient leurs arts durant un happening nocturne.  

Sarah avait instantanément été séduite par cette beauté à la coupe Afro, qui exhalait une liberté enthousiaste. Miss Jaha monopolisait son objectif mais l’immédiate complicité avait été interrompue par une descente de flics.

 

Elles s’enfuirent et se réfugièrent dans le petit appartement de l’artiste. Les joyeuses fugitives, euphoriques, firent durer la nuit festive, à l’aide de vodkas et de bangs qu’elles aspiraient en riant. Jaha, mutine, posait, Sarah, conquise, shootait. Elles se réveillèrent le lendemain matin dans le même lit, enlacées, un peu gênées, mais amusées. Pour Sarah, la vie devenait enfin attrayante. Elle était loin de ce que ses parents avaient programmé pour elle. Non elle n’avait pas envie de poursuivre le sacerdoce familial. Son père avait déjà bien fait prospérer, ce que son grand père, juif russe, chassé par les pogroms, avait commencé à bâtir dans ce coin de New-York. Il avait pressenti que ce quartier, comme lui, ne resterait pas miséreux. Alors au grès des économies, il acheta, au début appartements miteux, puis immeubles délabrés et plus tard fabriques désaffectées. Ceux qui sont maintenant les biens les plus recherchés de Brooklyn. La famille était dorénavant riche et comptait sur Sarah, fille unique pour gérer tout ça.

 

Mais elle, avait le plaisir ailleurs. Elle était aspirée dans l’euphorie de ce nouveau mouvement artistique et son cœur vibrait trop fort pour cette jolie artiste Afro.

Elles s’étaient installées dans un des bâtiments que la famille n’avait pas encore réhabilités. Au fil des jours les murs étaient devenus les œuvres de Jaha et l’ensemble une galerie géante dédiée à cette seule artiste. Sarah organisa un vernissage sauvage qui se transforma en une fiesta colossale de l’underground New-Yorkais. Sarah accueillait le public devant l’entrée quand les flics déboulèrent. Ils l’ont embarqué dans les premiers. Menottée et impuissante dans la voiture de police, elle surveillait les courses poursuites des cops qui se jetaient sur les fuyards. Elle espérait que Jaha qui était à l’étage ai eut le temps de s’échapper. En tout cas, elle ne l’avait pas vue se faire arrêter.

 

Plus tard, de sa cellule, elle guettait les arrivées des autres interpellés. Beaucoup arrivaient amochés, battus par les flics qui détestaient ces racailles, vandales qui ne respectaient pas les murs de la ville et qui jouaient un peu trop facilement au chat et à la souris avec eux. Pour une fois qu’ils les choppaient, ils prenaient bien leur pied à les dérouiller. De moins en moins de captifs arrivaient et Jaha n’était pas du nombre.

 

Grâce à l’intervention de ses parents, et pour sa grande honte, Sarah fut libérée la première. Il aurait été plus juste qu’elle refuse et reste avec les autres, mais elle espérait rejoindre Jaha au plus vite. Elle n’osa pas, en partant, regarder ceux qui restaient derrière les barreaux. Elle planta ses parents au poste et couru jusqu’à chez son amour. Elle n’y était pas. Elle ne fut pas là le lendemain aussi, pas plus que les jours qui suivirent. 

 

Deux semaines plus tard, il y avait un nouveau locataire dans l’appartement. 

Elle essaya de renouer avec le milieu de la rue, mais ce n’était plus pareil, elle se sentait malvenue. Elle continuait néanmoins de harceler ceux qui pouvaient lui donner une piste à suivre. Jusqu’au jour où un gars lui lâcha l’histoire qui circulait. Jaha avait été chopée bien plus tard dans la nuit après la descente. Deux ripoux qui traînaient dans le bâtiment à la recherche de trucs à piquer étaient tombés sur elle, cachée dans une ancienne chambre froide.  Ils l’avaient cognée, violée et l’avait abandonnée inconsciente, en prenant soin de claquer la porte du frigo qui ne s’ouvrait que de l’extérieur.

 

La rumeur dit qu’elle aurait néanmoins réussi à s’enfuir, puis à fuir l’Amérique, espérant que l’Europe serait moins violente.C’est tout ce qu’elle put découvrir, et n’eut jamais d'autres nouvelles de Jaha.

 

 

Vingt ans plus tard, Sarah savourait son séjour, ici, en Europe, à Montreuil.

Elle adorait la vie à la Française. Elle sortait d’un café. Elle s’était un peu étourdie avec des verres de blancs en terrasse. Les gens ici étaient vivants, un mélange d’origines, d’artistes, d’ouvriers… Un peu comme chez elle à Brooklyn. Un mélange de genres qui par le prisme du voyageur prompt à s’ébahir, lui semblait être HARMONY.

 

Elle photographiait toutes ces fresques, Montreuil en regorgeait. Elle arriva à la friche Dufriche, et conquise, mitrailla les murs. Leurs faisant face, elle archivait toutes ces œuvres éphémères. Elle avait aperçu dans son dos, un clochard dans un renfoncement, l’air hébété, certainement assommé par l’alcool. Un réfugié dans l’art urbain, elle s’était amusée. Elle pensait se retourner et lui piquer un instant de vie. Mais au même moment, dans son viseur, apparut cette belle Afro, froide, défiante, mais toujours aussi belle. Serait-il possible ? Ici à Montreuil, après tant d’années ? Elle zooma sur le bord bas à droite pour chercher la signature de l’œuvre. 

 

Un éclair métallique passa devant l’image et la frappa à la gorge. Quand elle voulut hurler, c’est un cri étouffé, un gargouillis qu’elle entendit, et puis un autre coup lui fit mal au côté, elle sentit quelque chose craquer en elle. Au sol, elle vit le sang qui s’échappait de son corps. Elle vit aussi le regard féroce de son agresseur se troubler, puis s’adoucir quand il se posa derrière elle, sur celle qu’il voulait voir, et elle aussi, encore, avant de partir.     

 

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J’arrivais au croisement Rue de paris, Rue Marcel Dufriche. Plutôt que de continuer, je tournais dans cette dernière. La curiosité peut être un peu morbide, de vouloir revoir les fresques qui ont servi de décor au drame. Revoir surtout celle de la belle Afro, cette peinture froide et métallique qui a aiguillé mon imaginaire.

 

Trois gamines de quatorze, quinze ans, se tenaient sur un bout de trottoir qui était bien plus propre que le reste de la chaussée, là où les flaques de sang avaient été effacées à la lance à incendie. Derrière elles, sur le mur, bombé en noir et argent, la jolie noire coiffée Afro, se détachait du reste des fresques multicolores. Les trois ados ne se souciaient pas de moi. L’une d’elle était trop occupée, devant les autres, hilares, à rejouer la scène de crime. Elle sur-jouait la terreur, le choc des coups, la douleur, la chute puis la rigidité d’une trucidée au regard fixe. Elle tentait dans le même temps, téléphone au bout du bras tendu, de cadrer le selfie parfait. Celui qui lui vaudrait un maximum de likes.Pas satisfaite, mais pour le plus grand plaisir de ses amies qui se bidonnaient en la filmant, elle rejoua plusieurs fois le drame.

 

Cette fois-là, j’ai regretté ma curiosité. 

 

 

Éric Lamouroux





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Selfie Glauque, une nouvelle littéraire par Éric Lamouroux
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