CHASSEUR D'ABSOLU, EN TERRITOIRE CUBAIN


Cuba

 

 

 

Chasseur d'absolu

- en territoire Cubain -

  

 




Décembre 2013 - Janvier 2014


 

« Salut mon pote, 

J’ai un projet d’ouvrage collectif. C’est un livre de critiques mais on y intégrerait des textes de  fictions. Je voulais savoir si tu serais intéressé. Et sur quel sujet ?

A bientôt.

TC ».

 

Le téléphone venait de vibrer, faisant apparaître ce message sur l’écran.

 

  • Sombre histoire, songeais-je, ne touchant même pas l’appareil et relevant les yeux de celui-ci pour tourner mon attention vers le parvis de l’église Santissima ou de petits groupes de religieux se formaient sur la plaza Mayor à l’issu de l’office de fin d’après-midi. 

 

Quelques-uns serraient contre leurs poitrines le plus grand best-seller fantastique jamais paru : la Bible. La corrélation entre leur bouquin et l’exercice de critique demandé par TC traversa mon esprit un dixième de seconde. Guère plus. À peine âgé d’une vingtaine d’années, TC était un optimiste de l’Esprit, un idéaliste romantique foisonnant de projets qui cherchait constamment à vivre l’expérience de l’Art sous toutes ses formes. 

 

En l’occurrence, il semblait vouloir monter un groupe qui, par le biais de réflexions et critiques constructives, tenterait d’appréhender un peu mieux la magie littéraire de manière sensitive, et non pas froide et rigoriste comme la plupart des académiciens ou universitaires s’acharnent à le faire.  

 

Mais manifestement, je n’étais pas le candidat idéal à l’exercice car dans l’éternel opposition entre art apollonien et dionysiaque, je faisais partie de la seconde équipe, la bordélique, celle qui ne parvenait jamais à structurer quoi que ce soit. 

 

Effectivement, bien que j’appréciais TC et son enthousiasme permanent, de mon côté, je ne croyais plus en la puissance sacrée des mots et par voie de conséquence, en la Littérature elle-même.  

 

Ma vision fataliste des choses était que nous étions tous coincés sur le même caillou, que l’Insatisfaction – le moteur humain – finissait toujours par dénouer puis sceller chaque situation et qu’à une époque ou tout le monde maitrisait la rhétorique perfide contemporaine, les mots n’avaient plus la moindre valeur, plus le moindre réel pouvoir de changement sur la Vie.  

 

Peu importait les plus grandes victoires, elles étaient toutes dérisoires. 

 

Bref, l’existence en générale et la mienne en particulier s’assimilait toujours autant à un naufrage. À 25 ans, aux limites de l’asthénie – mon taux navrant d’ocytonine pouvant en attester – et après deux romans publiés, j’avais décidé de prendre ma retraite littéraire et de faire vœu de silence, au propre comme au figuré. 

 

Ainsi, dans ma perpétuelle quête de liberté de rompre tout aliénement matériel, physique, structurel, sociétal ou spirituel, la dernière étape avait été les mots. Jusque là, j’avais sagement accepté qu’un mot veuille dire une chose. 

 

Cela avait été décidé des milliers d’années auparavant par des gens qui m’étaient inconnus. Voilà pourquoi je ne parlais plus, c’était mon ultime réticence. 

 

Désormais, – à l’instar de Ludwig Wittgenstein – je prenais donc un sadique plaisir à virulemment attaquer ou déconstruire tout ce que j’avais jusqu’ici défendu ou été. 

 

La résultante de ce choix de vie – me conduisant à la limite de l’internement en France – avait été un billet d’avion depuis Amsterdam pour Cuba où je m’imaginais parcourir les environs en vieilles américaines aux chromes rutilants, ou bien encore longer les côtes caraïbes à bord d’un Riva Aquarama, un cigare aux volutes étouffantes coincé entre les dents et une bouteille d’ambré 15 ans d’âge dans la main, un inamovible sourire carnassier figé sur mon visage. 

 

Concrètement, la situation était bien différente pour celui que les autochtones appelaient – du fait de mon vœu de silence – El Mudo (le Muet). 

 

Moyennant quoi, c’est ainsi que je me retrouvais dans la province vallonnée – tantôt luxuriante, tantôt aride – du Sancti Spiritus, à environ cinq kilomètres de la mer des Caraïbes dans le village colonial de Trinidad. 

 

Il devait être seize heures, le soleil commençait doucement à décliner de son zénith et la chaleur accablante du milieu d’après-midi s’estompait enfin un peu. 

 

Quant à ma situation financière, elle faisait de moi un concurrent direct de la Grèce en terme de réserve monétaire. 

Cependant, comme toujours, je m’en foutais. L’idée de me retrouver sur le trottoir ne m’effrayait plus depuis longtemps. N’ayant que ma personne à assumer, j’avais compris très tôt qu’être dépossédé d’argent ne m’empêchait pas de jouir des fondamentaux : respirer, me nourrir ou dormir. 

 

Sur ma table trônait donc le traditionnel verre sale d’aguardiente local ainsi que deux bouquins en formats poches. Le premier avait pour titre interrogatif Se noyer dans l’alcool ? d’Alexandre Lacroix. Inévitable interrogation à laquelle j’avais depuis longtemps choisi de répondre par l’affirmative. 

 

Cet ouvrage au titre circonstancié m’avait été offert par Patrice Carrer, éditeur et traducteur émérite spécialiste de la mouvance underground nord américaine. En ami, ce dernier avait choisi d’apposer la dédicace manuscrite suivante sur la page de garde : 

 

« Tu ne seras jamais totalement in ze shit tant que je ne serai pas totalement mort. P* ».

 

Concernant le livre en lui-même, il regroupait diverses analyses de textes ou d’auteurs ayant eu fort à faire avec John Barleycorn, l’alcool. Bref, c’est un bon livre et on y apprend plein de choses. Voilà pour la première critique TC ! 

 

Critique de la critique : Sérieusement ? Peut mieux faire !

 

Le deuxième livre était un exemplaire du Cabaret de la dernière chance de Jack London. Le Cabaret de la dernière chance est probablement l’un de ses ouvrages les moins connu mais peut-être est-ce simplement du fait de la couverture immonde – orange et verte avec une incrustation photo de la façade du Heinold’s Saloon qui dépasse l’entendement graphiquement – de mon édition poche datant de 1974. 

 

L’auteur y dresse un bilan – dans mon imaginaire, une critique littéraire aboutie débutait forcément de cette manière – précis et détaillé mais surtout diablement honnête des relations qu’un homme peut entretenir avec l’alcool. Les bons et surtout les mauvais moments. 

 

Au travers de cette autobiographie éthylique déconcertante, de sa première à sa dernière cuite, London personnifie l’alcool sous le personnage de John Barleycorn, tantôt comme un ami, un confident, un moyen social, un ennemi ou un traître. 

 

Dans ce texte, London ne s’épargne pas le moins du monde et c’est ce dont la Littérature et le monde ont toujours eu besoin, sincérité. 

 

Critique de la critique : Quelques améliorations en vue, l’élève doit poursuivre ses efforts. Néanmoins, il ne doit pas juger un livre sur sa couverture. 

 

J’étais donc attablé à mon cabaret de la dernière chance personnel, toujours à me demander si je devais me noyer dans l’alcool en attendant un signe de l’Univers. 

 

Une fois ce soliloque minable et mon verre terminé, je descendais une des ruelles bordées de bâtisses coloniales typiquement hispano-caribéennes aux façades multicolores rose, verte, orange et jaune pâles qui menaient à mon stand de pizzetas habituel. 

 

Par stand, veuillez entendre « fenêtre-ouverte-d’une-habitation-derrière-laquelle-se-plante-un-adolescent-à-la-peau-brunâtre-revendant-des-pizzetas ». Comme leur nom l’indique, les pizzetas sont des petites pizzas déraisonnablement peu garnie à la pâte épaisse et qui rassasient essentiellement le petit peuple, ouvriers ou écoliers du fait de leur prix très bas, 10 Centavos. 

 

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Cuba possède deux monnaies, une essentiellement destinée aux touristes (CUC) et une pour son peuple (CUP, Moneda Nacional). Mais étant déjà quasiment ruiné, et malgré l’interdiction, j’avais trouvé le moyen de me fournir en Moneda Nacional. 

 

C’est ainsi qu’après m’être nourri essentiellement de dispendieuses langoustes fraîchement pêchées – à chaque repas, même au petit dej’ – tout le début de mon voyage, je passais désormais mes journées dans les files d’attentes de ces échoppes populaires refourguant churros, glaces, sandwichs, cacahuètes grillés ou pizzetas artisanales. 

 

Ainsi, pendant que je patientais, je portais mon attention sur la scène de vie qui m’était proposée. 

 

Devant le théâtre en ruine se métamorphosant en lieu de fête le soir venu, un groupe de vieux jouait aux dominos sous les regards conquis de leurs ânes. Sur le trottoir en face, une grosse caisse en bois posée seule. 

 

Quelques mètres plus loin, trois gamins jouaient au foot entre deux cactus fatigués faisant office de poteaux de buts. Revenu de l’autre côté du trottoir, devant l’entrée de sa maison coloniale jouxtant le théâtre en ruine, un voisin réparait sa Oldsmobile 1958 sans trop y parvenir et défoulait sa rancœur sur les trois minots en leur criant dessus sporadiquement. 

 

Bientôt, l’échec de la réparation fut totalement avéré et la gueulante à l’attention des gamins fut si sévère que ceux-ci cessèrent leur partie et se rapprochèrent de la caisse en bois, moues boudeuses, épaules et têtes basses. 

L’humeur toujours maussade, ils débutèrent alors un lent processus, ouvrant d’abord la caisse pour en extraire des piles de livres usés (les livres et les mots s’usent-il d’ailleurs ?) qu’ils dispersèrent au hasard du trottoir. 

 

Derrière son Oldsmobile, le père semblait satisfait. Ce n’est pas pour autant que sa voiture roulerait dans le quart d’heure. Mais ça me ferait un bon message à envoyer à TC : 

 

Cher TC, la littérature ne répare pas une mécanique défectueuse mais elle permet de ne plus y penser. 

 

Le temps de me rendre compte de tout ça et d’abandonner ce projet de missive, la pizzeta commandée se trouvait entre mes mains. Je passais distraitement un billet froissé à mon ado avant de me rapprocher du stand improvisé de bouquins. 

 

Le stock des gamins se composait surtout de vieux exemplaires de guides touristiques laissés ici par des touristes. Un seul bouquin à consonance française et littéraire trônait là. Je ne vous mentionnerai pas le titre. Sachez simplement qu’il était signé d’Albert Cossery et que pour l’obtenir, je dus léguer les deux tiers restant de ma pizzeta et faire quantité de gestes qui pouvaient paraître obscènes. 

 

Clairement, la vie d’un muet qui ne maîtrise pas la langue des signes est une constante tragédie.

 

Les « Alejandro, Alejandro » annonçait bien mon retour à la pension. Du matin au soir, Christina ne faisait que crier le nom de son fils comme une lamentation dans le patio de sa demeure coloniale, ce dernier enchaînant conneries sur conneries. 

 

Parallèlement à la chambre monastique qu’ils mettaient à ma disposition, la famille de Christina me prêtait une vieille Lada soviétique. Ce n’était pas un de ces modèles américains des années 60 aux chromes aveuglants que je m’étais imaginé en débarquant dans ce village. 

 

Non, il s’agissait plutôt d’une boite à biscuits en métal rouillé de trois mètres par deux qui vous enlevait toute dignité dès que vous vous trouviez à moins de deux mètres d’elle. Bien sûr, elle ne roulait pas. Mais ça ne m’empêchait pas de tenter de la démarrer tous les matins, bien que j’avais depuis longtemps compris que la transmission était flinguée. 

 

Ceci-dit, souvenez-vous, j’avais décidé de me la jouer Wittgenstein, de remettre en cause tous mes principes pessimistes, de me faire violence, d’aller à l’inverse de ce que j’étais en temps normal. 

Or, en temps normal, je n’aurais eu aucun espoir pour cette voiture mais là, je tentais. Tous les matins. Et tous les matins, je me résignais à prendre le vélo – trop petit pour moi, c’est une évidence – d’Alejandro. 

 

Je descendais ensuite la longue pente douce quittant Trinidad en direction du littoral puis pédalais énergiquement sur le bitume craquelé d’aridité en parcourant un paysage vallonné qui ne tardait pas à mener au hameau de La Boca, petit village de pêcheurs situé à quelques kilomètres à l’Ouest de Trinidad. 

 

Déjà déshydraté par mon effort et la chaleur, je m’y arrêtais pour acheter un soda local – Cuba étant encore à cette époque sous embargo américain et donc le dernier pays du globe avec la Corée du Nord à ne pas vendre de Coca-Cola sur son territoire. Après quoi, je continuais mon escapade sur la route déserte longeant les eaux calmes et limpides de la mer des Caraïbes sur laquelle je ne croisais personne si ce n’est un vendeur de poulpes avec son masque, ses palmes et son harpon, esseulé au milieu de cette nature sauvage. 

 

Le cloché vert pastel et jaune de Trinidad ne s’érigeait plus au dessus de la végétation.

 

Parfois, les routes s’arrêtent nette sans qu’on ne sache pourquoi. Parfois, les routes suivent le principe même de la vie. Dans ce cas de figure, elle laissait place à un marécage. 

 

Sur la droite, côté mer, s’enfonçant dans la végétation, un chemin sinueux semblait mener à une plage. Laissant les moustiques du marais derrière moi, je l’empruntais et une centaine de mètres plus loin, je me retrouvais face à un vieux complexe hôtelier à l’abandon ayant sans doute servi à accueillir les camarades vacanciers de l’ex-URSS. 

 

Il s’agissait de playa Ancon. Totalement isolé à plusieurs kilomètres à la ronde, je décidai de me baigner nu, m‘éloignant du rivage et rejoignant la bahia de Casilda à la nage, une baie sauvage se situant plus à l’Est. 

 

Le soleil jouait ses ultimes prolongations donnant des nuances de violet et de rose au panorama. Je n’avais pas envie de rentrer à Trinidad, je n’avais pas envie que mon portable soit dans une zone couverte par le réseau international, je n’avais pas envie d’écouter les « Alejandro, Alejandro » plaintifs de Christina et je n’avais pas envie de revoir ma Lada alors je décidais de passer la soirée sur cette crique perdue. 

 

Plus en amont de la plage, un vieux bohio – une habitation sommaire au toit de palmes – implanté là me servirait à passer la nuit. Il avait sans doute fait office de poste de garde pour le complexe hôtelier. 

Je pensais à tous ces lotissements hideux que nous construisions en Occident alors que cette cabane adossée à un tronc de cocotier était tout ce dont un homme normalement constitué nécessitait. 

 

Les règlements de nos riches contrées flouaient nos yeux qui n’étaient plus habitués à la beauté, au réel esthétisme d’un lieu de vie. Je balayais donc un peu l’intérieur de ma nouvelle demeure et m’y installai. 

 

Les fondamentaux, revenons-y. Dormir, j’avais un toit. Éveiller mon esprit, j’avais de la lecture. La santé, jusqu’ici, ça allait mais rapidement, il me faudrait me nourrir et m‘hydrater. 

 

Alors, avant que le soleil ne soit définitivement couché, je reprenais mon vélo et y aller de quelques coups de mollets supplémentaires jusqu’au vendeur de poulpes, toujours assis seul sur le bord de la route déserte. 

 

De retour avec mon céphalopode sous le bras (et une bouteille de rhum), je réunissais à la hâte un peu de bois sec, sortais mon Zippo, y allais d’un claquement métallique et fis saisir. 

 

Ca manquait clairement d’assaisonnement mais c’était bon et tendre et sauvage et Véridique. 

 

Après quoi, restant près du feu, je sortis de mon sac le livre de Cossery dont je ne vous donnerai pas le nom puis… cinq heures s’écoulèrent. 

 

Ô sérendipité ! La solitude ne se résume pas à l’absence physique d’un autre. 

La plupart du temps, je suis encore plus seul au milieu des autres. Non, la solitude, c’est de ne pas être en présence d’une autre personne qui pense ou ressente les mêmes émotions que vous sur ce qui vous entoure. 

 

En l’occurrence, Cossery – dont la vie et l’œuvre fusionnaient à merveille – remettait en cause une valeur fondamentale que j’avais toujours également trouvé absurde : le Travail. 

 

Comment se faisait-il que depuis des millénaires, nous acceptions de travailler. Lorsque tout le monde exprime le même mensonge, les gens finissent souvent par croire que c’est la vérité. 

 

Par exemple, le poncif du « travail, c’est la santé ». Jamais entendu pire connerie.  Votre travail ne vous rendra pas immortel, le travail n’a jamais été un devoir humain. C’est un fait, je suis une personne oisive ce qui a généralement le don d’agacer mes contemporains. Ils me disent « c’est parce que tu peux te le permettre ! ». 

Cossery a vécu sa vie entière au crochet de ses proches. « Si vous m’aimez, vous m’entretiendrez », leurs disaient-ils. 

 

Cette attitude choque les gens. « Et si tout le monde faisait comme toi ou ce Cossery ? » me reprochent-ils. Si tout le monde faisait comme moi, nous aurions gagné en révolutionnant les mentalités car j’aime à croire que le monde se porterait mieux. 

 

Sept milliards de personnes qui prendraient peut-être la vie par le bon bout. 

 

Bref, Cossery aussi voyait l’oisiveté, la contemplation et la légèreté de l’être d’un bon œil. Il m’avait définitivement ouvert les yeux en me prouvant que je n’étais pas seul. Il était mon allié. Nous préférions mourir une fois en ayant vécu notre vie comme nous l’entendions plutôt que mourir chaque jour un petit peu en nous consacrant à une longue existence de frustrations. 

 

J’allais poursuivre tranquillement son combat, j’allais faire plus, j’allais en faire une Solution. Problème, ça aussi, c’était un travail. 

 

Critique de la critique : L’élève a compris qu’une critique existait dans le but d’ouvrir une porte au futur lecteur en suscitant sa curiosité. Néanmoins, le développement reste maigre et il se disperse. Quelle « Solution » évoque-t-il, ce n’est pas clair.

 

Hé le critique, j’en ai rien à branler ! Parce que, c’était fantastique comme révélation ! Je n’allais plus être celui qui regarde ceux qui regardent. 

 

Le ciel étoilé avec cette lune proche et extrêmement lumineuse célébraient avec moi la nouvelle. Ses reflets sur la mer m’emplissaient de joie. Quelque part dans cette immensité astrale se trouvait la sonde Voyager avec la plaque de Pioneer sur un de ses flancs qui dérivait dans l’immensité céleste. 

 

Je sortais de mon portefeuille la photo issue de cette sonde – le Point Bleu Pâle –, cliché le plus lointain de notre habitat naturel. Je me dis alors que durant tout ce temps, je n’avais été que l’équivalent de cette sonde à la dérive. Mais quelqu’un m’avait trouvé et pouvait déchiffrer ma plaque de Pioneer. Cossery ! 

 

À mon tour, je devais apporter ma contribution à ce monde. Le procédé Wittgenstein comme je l’appelais – aller à l’inverse de soi – serait mon point d’appui. Je n’avais été qu’un individualiste jusqu’ici dans mon existence. 

 

Ainsi, tout m’apparut très clairement. Cette lecture de Cossery propice à l’oisiveté m’avait paradoxalement exalté, motivé à agir immédiatement. Seul l’absolu m’avait toujours animé et en ce sens, uniquement deux défis pouvaient ainsi susciter mon intérêt. 

1) Sauver ce monde. 

2) Partir dans l’espace à la découverte d’un nouveau.  

 

C’est comme si les étoiles s’étaient mises à entamer L’estasi dell’ Oro ; je me jetai à genoux sur le sable, rédigeant dans celui-ci des notes pour mon futur chef d’œuvres : un article aux messages universels – qui allait sans doute prendre 10 ans de ma vie pour sa seule rédaction – sur ce que je nommais rapidement ma « vision globale rationalisée » apportant solution à tous les problèmes de ce monde et englobant donc une dimension sociale, affective, nutritive, émotionnelle, sanitaire, financière ; abordant ainsi des sujets fondamentaux tel l’intelligence artificiel, la conquête de l’espace, l’environnement, Internet, la pharmaceutique, la géopolitique, la religion… 

 

La difficulté de l’exercice résidant dans le fait que chaque solution est mère d’un nouveau problème, les ramifications étaient infinies et mon choix se porterait sur les découlements les moins néfastes à notre civilisation en axant mon développement sur les problèmes grégaires, ce qui laisserait ensuite du temps aux gens pour régler leurs problèmes personnels existentiaux plus ciblés. 

 

Les idées fusaient dans mon cerveau seulement brièvement ralenties par les moments où je collais mes lèvres satisfaites au goulot de la bouteille de rhum. Je décidais que lors de sa publication, cet article devrait être signé anonymement histoire de ne pas sauver le monde pour de mauvaises raisons. 

 

En effet, les livres d’Histoire m’ont appris une chose, pour qu’il soit définitivement sauvé, le monde doit l’être de manière anonyme. 

 

De tout temps, les hommes et leurs emblèmes (les Dieux) se battent et se déchirent pour effacer ou rajouter leurs noms sur l’autel de la gloire. Bref, tel un Alan Turing sous les tropiques, je voulais élaborer ça dans mon coin, peinard, histoire de me divertir, sauver le monde entre deux daïquiris puis, une fois que cela serait fait, m’allumer un Cohiba épais comme le bras d’un nouveau né avant de partir taper le ballon avec les quelques gamins du village perdu dans lequel je me trouverais alors. 

 

En tant que digne descendant de Ludwig Wittgenstein, cette crique déserte était mon Skjolden à moi. Je griffais ainsi frénétiquement le sable de notes, tableaux, listes, solutions en tous genres la nuit entière, passant d’un état enthousiaste à celui de rage suprême quand je réalisais qu’une hypothèse menait droit dans le mur. 

 

À l’aube, quand mes yeux se rouvrirent, la marée avait effacé la plupart de mes tableaux et emporté ma bouteille vide de rhum. Les étoiles du ciel n’étaient plus que des phosphènes dans mes yeux étourdis. Ensablé, perclus de courbatures, souffrant d’une veisalgie dévastatrice, je m’en foutais, les éléments pouvaient faire ce que bon leur semblait à mon encontre, l’esprit Cossery était là, la méthode Wittgenstein aussi, mes pensées arborescentes loin d’être fanées, chaque mécanisme de l’article était bel et bien ancré dans mon esprit. Une fois de plus, l’Histoire était en marche. 

 

***

 

Cienfuegos, le bus arriva aux alentours de 23 :30 à la gare routière. Mon quota de nuits de vagabond dans les halls d’aéroports & gares routières à me faire virer par les services de sécurité ou les agents d’entretiens étant rempli depuis longtemps, je ne rêvais que de draps propres et frais. 

 

Je voulus donc agir en conséquence. Mais comme toutes les gares routières de toutes les villes, celle-ci se trouvait en périphérie du centre. Je décidais de m’économiser la course d’un taxi en marchant. 

 

Sans le savoir, je traversais rapidement plusieurs barrios mal famés. Mon look était tout sauf ostentatoire, mon vieux Levi’s 511 aurait pu tenir debout tout seul tant il était sale, et mon T-shirt ne dépareillait pas. Seul signe de richesse, ma chevalière en or, uniquement visible car je tenais à la main des feuilles de notes relative à mon article que je consultais et rectifiais en avançant distraitement.

 

Dans cette rue non bitumée où je me trouvais, des barils braseros éclairaient les façades décrépites et les balcons à moitié écroulés sur lesquels les familles étendaient leurs linges. Un chien au loin ne cessait d’aboyer. C’est dans ce décor idéal que l’embrouille arriva alors. 

 

Un groupe de trois jeunes latinos torse-nus débarqua et débuta les intimidations habituelles en me scrutant de bas en haut d’un air docte. L’héritage des Western. J’avais déjà vécu cette scène à peu près sous toutes les latitudes et j’attendais seulement de connaître le degré d’originalité de mes clients. 

 

Ils semblaient vouloir créer le chaos et axer leurs revendications sur les inégalités économiques en optant pour le racisme ordinaire. 

 

Dans notre corps, on dénombre dix fois plus de bactéries que de cellules. Autrement dit, 90% de notre corps ne nous appartient pas alors comment pouvons-nous être raciste de quoi que ce fut ? 

 

Mais restant toujours muet – ne pouvant donc avancer cet argument – et suivant mon procédé Wittgenstein – j’avais souvent fait preuve de violence à une certaine époque de ma vie –, je laissais sagement ma déclaration de Casus Belli dans ma poche. 

 

Bien entendu, le leader décida de m’arracher des mains mes notes, semble-t-il vexé par mon apathie. Ensuite, comme l’on pouvait s’y attendre, il les déchira et jeta les confettis résultants dans le brasero le plus proche. 

 

Obnubilé par mon article, au lieu d’évaluer mes différentes options de réplique ou de fuite, je pensais seulement à comment ajouter un paragraphe sur ce genre d’événements. 

 

Comprenez-moi bien, la situation n’était pas inédite de mon côté. On avait déjà pointé sur moi toutes sortes d’armes – lames comme dans le cas présent mais aussi des armes à feu, notamment il y a quelques années de ça lorsque je m’étais introduit par erreur dans la résidence secondaire du président sri-lankais mais c’est une autre histoire.  

 

Pour le cas échéant, les latinos avaient donc sorti leurs lames de douk douk. Une des échoppes revendant pizzetas, churros et cacahuètes grillées était encore ouverte. 

 

Je portais mon regard sur une poivrière qui trainait là en songeant que celle-ci pourrait me servir d’une seconde à l’autre, le poivre ayant des vertus hémostatiques, je pourrais en appliquer les plaies que ces trois mecs s’apprêtaient à dessiner sur mon épiderme. 

 

Oui, la fatalité libère un homme avec le temps. C’est alors que l’impossible se produisit. Charmante attention, une patrouille de police débarqua en trombe puis se gara devant nous à cheval sur le trottoir. C’était acquis, il y aurait encore du poivre pour bon nombre de pizzetas. 

 

Les flics descendirent précipitamment de voiture et s’intéressèrent immédiatement à mon cas. Passaporte ! À peine avaient-ils récupéré mon passaporte qu’ils m’interpellaient en me jetant à l’arrière de leur bagnole. Sommation : pas bouger une oreille le français. Les voisins sortaient timidement la tête à leurs fenêtres pour guetter la scène. 

 

Quelques minutes s’écoulèrent pendant lesquels les policiers débattirent avec les jeunes avant de leur faire signe de se casser d’un geste de matraque. Quand les portières de la bagnole se refermèrent, les deux flics se retournèrent vers moi et m’expliquèrent qu’une voisine m’avait vu dans le quartier avec mon air perché. Cette bonne samaritaine avait décidé de les prévenir, connaissant l’issue générale de ce type de situation. 

 

C’est ainsi qu’El Mudo eut droit à une exfiltration sous escorte. Comme je n’avais nul endroit ou dormir, ils me déposèrent dans le centre devant une casa particular où, me dirent-ils, je pourrais loger chez « Arturo & Maricella », muy bueno, muy bueno. 

Mais à cette heure là, personne n’ouvrit et je n’avais malheureusement pas assez d’argent pour me payer un hôtel gouvernemental. Ainsi, je dus rajouter une nuit de hobo à mon quota : marchant jusque sur les docks près d’une vieille jetée et d’un entrepôt de glace, je finis par trouver le sommeil dans des filets de pêche.  

 

Le lendemain matin, le corps grinçant, une odeur de poisson séché émanait tragiquement de mes vêtements. Nouveau signe de défaite pour ma dignité. Une fois donc bien conscient de l’échec de mon existence à cet instant là, je décidais de reprendre le chemin du Prado et de la calle 37,  entre l’avenue 52 et 54, devant la maison d’Arturo & Maricella. 

 

C’est Arturo, l’ancien médecin – très grand, svelte et classe – qui m’ouvrit la porte le premier avant de se tourner et d’appeler Maricella à la rescousse qui descendit les escaliers, comme sortant de son ménage. Immédiatement, le courant passa avec ce couple de sexagénaires. 

 

Malgré mon apparence désastreuse et mon mutisme, ils me montrèrent l’appartement qu’ils louaient à l’étage avec un toit terrasse immense donnant sur l’avenue principale et une partie de la ville à l’Ouest, le tout pour une bouchée de pain. 

 

La maison était superbement entretenue, Arturo & Maricella appartenant à la petite bourgeoisie locale. De mon côté, une douche plus tard, je contemplais d’un air propriétaire les environs depuis ce point d’observation panoramique que représentait le toit terrasse de leur maison. 

 

De l’autre côté de la rue, sous les alcôves de l’avenida, se tenait l’échoppe d’un barbier. Celui-ci me fit une belle coupe, me rasa la barbe et je ressortais de son antique salon en homme du monde civilisé. 

 

Petit à petit, je reprenais une place décente aux yeux des gens que je croisais, ma veste de costume nonchalamment balancée par dessus mon épaule. J’avais même envie d’animation, de voir danser au son des cuivres alors je remontais tranquillement l’avenue sous les alcôves conférant plus de fraicheurs qu’à découvert du soleil. 

 

Car à Cuba, le froid n’existe pas. Le silence non plus. Il y a toujours un air de bossa-nova, salsa qui s’extrait de quelque part et il vous suffit de lever la tête pour effectivement trouver un balcon animé. 

 

C’est un pays où l’on pousse les portes, monte un escalier étroit et se laisse surprendre par la magie dont les murs écaillés regorgent. Justement, je trouvais l’endroit idéal pour satisfaire mes envies du moment. 

 

Il s’agissait d’un paladar – le Donia Nora, si je me souviens bien – installé dans un ancien appartement bourgeois où se produisait un groupe de jazz. Le lieu adéquat pour faire un bilan de la situation en commandant un daïquiri – le cocktail adéquat pour sauver le monde – et un plat de porc épicé. 

 

Je disposais donc d’une vue sur la baie, un toit, un lieu où me fournir en alcool et nourriture décente ; bref, l’idéal pour avancer sur mon labeur, cette entreprise folle, démesurée, à laquelle je m’accrochais avec une force dont je ne m’étais encore jamais soupçonné. 

 

Pour la première fois de ma vie, j’avais un objectif que je voulais réellement atteindre : sauver le monde. 

 

Un après-midi ou mon article heuristique avançait bien – j’en étais à un passage crucial privilégiant l’application indispensable d’un moratoire religieux au niveau mondial – je ressentis le besoin de me changer les idées, de décompresser, la tâche étant mentalement exténuante. 

 

Je tournais donc le grand tableau recouvert de notes à la craie du genre : 

 

« Quand on y réfléchit bien, les religions prônent toutes sensiblement les mêmes – bonnes sur le papier – choses. Bizarre qu’elles se fassent la guerre. Problème = personnification du prophète. Du coup, on se matraque la gueule depuis la nuit des temps pour une histoire de look. Des popstars qui chantent la même ritournelle mais n’ont pas le même style vestimentaire. » 

 

Ou encore 

 

« Ne sommes certains de rien concernant l’existence des Dieux. Ce qui est sûr, c’est que nous voulons tous en être ». 

 

Bref, je finissais par descendre dans le bureau d’Arturo, alors absent. Je faisais distraitement le tour de sa bibliothèque quand je remarquais sur ses étagères l’intégral de Bukowski et Larry Brown, mes deux losers magnifiques favoris. 

 

Pourquoi j’aime les perdants, eh bien, car on en apprend toujours d’avantage dans l’échec que la victoire. N’était-ce pas Mandela qui répétait souvent « Je ne perds jamais. Soit je gagne, soit j’apprends ». 

 

Bref, même si Bukowski se répétait souvent dans son oeuvre, sa bibliographie était impeccable. Hormis Pulp, bien entendu, qui ressemblait à un ersatz de Brautigan et son privé à Babylone dans lequel le vieux dégueulasse partait à la recherche du fantôme de Louis Ferdinand Céline. 

 

Toujours est-il que « Hank » est un monstre sacré pour les mecs qui, comme moi, ont débarqué par hasard en littérature. Il a ainsi prouvé qu’on pouvait se faire tout seul, parler de la véritable existence, aussi banale et triviale soit-elle. 

 

Toute histoire est bonne à raconter tant qu’elle est, non pas véridique, mais sincère. En gros, Bukowski/Chinaski, c’est de la dèche, de l’alcool, des petits boulots, du sexe ordinaire, du petit mélodrame de seconde zone, de la gifle, du sperme, du sang et par dessus tout, l’inverse de tout ça, de l’humour féroce. 

 

J’insiste là-dessus car en Littérature, le mécanisme le plus rare et compliqué à faire fonctionner, c’est l’humour. De plus, Buk est le symbole même de littérature masculine, simple, où l’on est ce que l’on dit, où l’attitude de l’auteur dans sa vie se jette dans les pages de ses livres, l’homme et le personnage étant une seule et même réalité. C’est courageux lorsqu’il parle de ses faiblesses, pathétique lorsqu’il s’agit de ses gloires. Bref, c’est punitivement Humain. 

 

Critique de la critique : Rien ne semble plus pouvoir l’arrêter. Le corps professoral songe à la création d’un Nobel de la Critique afin de lui remettre tout spécialement. Il rentre dans le vécu de l’auteur pour appréhender son ouvrage. L’étude est profonde, il dresse des parallèles, prolonge le raisonnement sur les travaux de l’auteur. Une critique prise à bras le corps et donc un merveilleux travail. 

 

Critique, tu n’auras qu’à déposer la mallette remplie de fric – en petites coupures dont les numéros de séries ne se suivent pas – devant le rade de la Vie Moderne à Bordeaux, je passerai la récupérer un de ces quatre. 

 

Ainsi, grâce à la découverte de ce trésor caché, je développais un schéma de vie huilé. 

 

Fin d’après-midi : lecture de l’intégrale de Bukowski ou Larry Brown (ses nouvelles surtout). 

 

Début de soirée : apprêté tel un dandy, je sortais dîner au Donia Nora où je sirotais mon daïquiri un cigare à la main sur le balcon en ferronnerie éclairé de guirlandes. Puis, je reprenais la direction de mon appartement. 

 

À mon retour – ivre –, je me remettais à l’élaboration de mon article. L’expérience relevait du défi car il fallait que je sois suffisamment saoul pour être désinhibé mais pas trop pour éviter un résultat navrant. 

 

L’intérieur de ma chambre n’était qu’un monticule de papiers froissés, infos, tableaux, coupures de presse ou plans épinglés sur chaque mur. Je m’endormais à même le parquet, seulement réveillé plus tard par les assauts dévastateurs du soleil de la fin de matinée qui filtrait à travers les stores diaphanes. 

Je repartais alors au Donia Nora – cette fois dans une tenue délabrée – puis lisais donc mes Bukowski, Larry Brown, même un vieil Irvine Welsh. 

 

C’est marrant comme on se souvient toujours de la manière et de l’endroit dans lequel on a lu un livre qui nous a marqué. Enfin, j’allais faire un tour sur la jetée où j’avais passé ma première nuit. Les clochards en avaient fait leur QG diurne. 

 

Ma tenue de jour ne dépareillait pas de la leur. À mon retour à l’appartement, je me postais sur ma terrasse où je faisais le balancier sur mon rocking-chair, une bouteille de Cristal perlant de fraicheur entre les mains jusqu’au crépuscule. 

 

Ensuite : douche, puis rebelote palingénésique, métamorphose vestimentaire, Donia Nora, daïquiris, cigares, plats épicés, rédaction de l’article, gueule de bois, lectures, jetée… 

 

Il n’y a aucun signe, seulement des interprétations.

Mon départ de Cienfuegos me fut dicté par un signe. 

 

Pourquoi l’auteur persiste-il dans son attitude incohérente ? 

 

Parce qu’hormis la mort, rien n’est immuable. Et je peux donc changer l’incohérence en cohérence. 

 

C’était un jour où je tentais de soigner ma veisalgie contractée la veille au soir. Fait rare, le Donia était fermé. Je décidais donc de m’acheter un cornet de glace et de partir lire sur les docks. 

 

Comme d’habitude, l’endroit voyait quelques mécaniciens bateau s’activer d’une manière toute relative sur leurs moteurs et des clochards glisser comme des fantômes. Au bout d’un moment, l’un d’eux se rapprocha de moi. 

 

Pour les habitants de la rue, il y a une limite de déshumanisation que certains finissent malheureusement par franchir. Lui en faisait partie. Ce clochard n’était pas dans le test comme le groupe de jeunes branleurs croisé à mon arrivée dans le barrio ; il ne cherchait pas à m’intimider, il était intimidant, je savais faire la différence. 

 

Il n’avait aucune peur, strictement rien à perdre. Ivre, il portait seulement un short en jean troué qui laissait apparaître ses attributs pendants. Il était déjà mort en tant qu’humain, pas en tant qu’animal. 

 

Anomique, les muscles de ses bras étaient saillants malgré un corps plutôt rachitique. Malheureusement pour moi, il était plus simple de gérer un monde humain qu’un monde animal. Un vétérinaire fait plus d’études qu’un médecin. Tout est toujours une histoire de communication. 

Savez-vous parler le tapir ? 

 

Alors un muet et une bête sauvage déshumanisée face à face… C’est pour ça que j’étais bloqué face à ce mec. J ‘aurais aimé lui faire lire une ébauche de mon article mais c’était déjà un animal. Je ne pouvais rien pour lui, ça me démoralisait. Il voulait juste que je souffre autant que lui. 

 

Les gens ne veulent jamais être les seuls malheureux de l’histoire. La seule chose au monde qui les intéresse réellement, c’est eux-mêmes. Pendant une seconde, j’ai cru qu’il n’allait pas commettre l’irréparable car, j’en suis certain, il a perçu dans mon regard la tristesse que je portais en moi mais contrairement à lui, ce n’était que quelque chose de temporaire de mon côté. Et il le comprit. 

 

Et ça le rendit tellement fou de rage qu’il se jeta sur moi. Son odeur est la plus âcre qu’il m’ait été donné de sentir encore à ce jour. Rien n’aurait pu endiguer sa férocité. 

 

La situation fut, une fois de plus, désamorcée par la petite patrouille de Cienfuegos. Le clochard en fut bon pour quelques coups de matraque, l’éloignant toujours plus du monde des hommes. 

 

De mon côté, les flics me jetèrent de nouveau à l’arrière de leur voiture en criant d’un air dépité « El Mudo, no possible ! ». 

 

Enfin, ils m’escortèrent jusqu’à chez Arturo & Maricella pour récupérer mes affaires avant de me déposer à la gare routière. 

 

Mon séjour à Cienfuegos avait débuté par une altercation, il finissait par une altercation. Conclusion : j’avais encore un travail considérable pour, premièrement, sauver le monde et, deuxièmement, me sauver moi-même.

 

***

 

Le bus. Encore. Bercé par les vrombissements poussifs du moteur rafistolé, les paysages défilaient derrière la vitre maculée de crasse sèche : petits villages, rio, champs de cannes à sucre et bananiers à perte de vue, routes arides, charrettes à bras abandonnées sur le bas côté, motos hors d’âge surchargées et auto-stoppeurs sortant de nuages de poussière. 

 

Depuis Cienfuegos, je comptais me rendre directement à La Havane. Jamais je n’avais envisagé m’arrêter à Varadero, temple bétonné du tourisme de masse. Encore moins à cause de Cizia Zykë. 

 

Et pourtant, c’est alors que je lisais sagement un exemplaire d’Oro que ma route changea d’itinéraire. 

Dès que Rodger remarqua la couverture de mon exemplaire, il se jeta sur le siège voisin du mien. Avec son accent canuck, il se vanta immédiatement d’avoir rencontré Cizia plus jeune. Les deux avaient sensiblement la même carrure. Grand, épais, fier d’eux. 

 

Sans que je ne dise toujours mot, ce costaud canadien se prit immédiatement d’affection pour moi. Rodger était vantard, entrepreneur en édifice de charpente métallique et buvait une bière qui paraissait diablement fraîche. 

 

Voyant mon regard intéressé, il fit glisser du pied son pack de Cristal jusqu’aux miens pour que j’en détache une. Hormis Roger et moi, le bus était désert si ce n’est un asiat’. 

 

Mais revenons à ma lecture de Zyke, « le dernier aventurier des temps modernes »  comme l’appelait Roger tombait peu à peu dans l’oubli. Comme Cizia, je venais de Bordeaux. Comme lui, j’avais choisi une vie libre des contraintes sociétales. Comme lui, je n’avais jamais compris quoi que ce soit au milieu littéraire. 

 

Une lecture de Zyke est drôle, elle permet de s’évader du quotidien. Il s’agit d’un fainéant mais travailleur. C’est une sorte de dictateur qui fascine tant il peut-être grotesque de machisme, second degré, un enfer pour les féministes. 

 

Dans ce bus quasiment vide, hormis Roger et moi, on retrouvait donc un singapourien. Le seul « pauvre » de cette nationalité. Le singapourien n’avait pas l’air de savoir qu’il manquait de classe existentielle. Le singapourien ne lisait pas, le singapourien semblait apeuré de tout, il était constamment pendu à son smartphone. 

 

Le mien gisait déchargé au fond de mon sac depuis que j’avais décidé de passer à la rédaction de mon article. Le style vestimentaire du singapourien disait clairement « j’ai baissé les bras ». 

 

Mais pour la grande majorité des gens, la vie, c’est apprendre à se résigner. Eh bien lui, son secret résidait là-dedans, trouver la manière la plus persuasive de se mentir à lui-même. Quant à Rodger, il ne cessa de le chambrer durant tout le trajet. 

 

Durant l’une des haltes sur la route, nous descendîmes dans un bar où nous nous payâmes des coups – le singap’ ne rendant jamais sa tournée – puis nous tapions quelques balles au baseball avec des gamins du coin – le singap’ ne renvoyant jamais la balle puisqu’il ne la touchait jamais.

 

Alors que nous rejoignions le bus tous les trois pour remonter à l’intérieur, Roger eut un élan d’enthousiasme pour l’équipe de bras cassés que nous formions. Il nous invita dans son bungalow tout luxe de Varadero City. 

 

Je comptais profiter de l’eau chaude et de la clim de ce resort luxueux pour aborder un des sujets centraux de mon article, la technologie et le transhumanisme. 

 

Internet a allumé la lumière dans la pièce. Et au milieu de cette pièce se trouvait une imprimante 3D. L’imprimante 3D est la révolution. Elle symbolise l’autonomie. Maison, voiture, aliment, outil… 

 

Le résultat logique de cette autonomie, plus du tout d’intermédiaire. Le plus grand intermédiaire de tous, l’argent. Ce qui signifie théoriquement la disparition de l’argent. Imprimante 3D. Tous les magasins se sont d’abord rapprochés de nous. Plus qu’à faire nous.

 

A l’orée 2050. Voilà ce que je redoute, la fin du romantisme de nos morts. 

 

Pensez à comment nous vivons, à la sympathique tragédie que représente nos existences, nous ne sommes que des étoiles qui brillent l’espace d’un instant puis s’éteignent. Le phénomène de Singularité qui coïncide avec le moment où l’intelligence artificielle explosera plus vite que l’intelligence humaine sera la prochaine véritable bascule historique. Une de ses conséquences sera la mort de la littérature et de toute forme d’Art en général. 

 

Le silicium aura définitivement pris le pas sur l’esprit, toutes nos imperfections seront terrassées pour laisser place à un monde froid et rigoriste. Plus humain, pas encore totalement robotisés, un sentiment d’agonie permanent dans la bouche. Un goût de fer qui ne viendra pas de notre sang. 

 

L’homme se sera enfin vaincu. Tout est voué à disparaître, les œuvres de Shakespeare, les symphonies de Beethoven. Il n’y aura ni trace de notre existence, ni témoin pour en lire ces éventuelles traces. Se battre soi-même pour ne jamais renaître. 

 

Entre chaque réflexion sur le sujet, je partais en balade sur cette longue langue de sable blanc qui flirte avec des cubes de bétons contenant enfermés touristes canadiens et russes pour la plupart d’un côté et cigarettes léchant l’océan de l’autre. Tout y est inclus, sauf la belle vie de ses employés. 

 

Ravitaillé en bières. Plat. Daïquiri n’y valaient pas le coup. Industriel. Le plus vieux des paysagistes. Polo rouge troué, édenté. Ayuda cerveza.

 

Je rendais service à tout le monde. Etais-je pour autant entrain de le sauver ? 

 

Une des russes avait remarqué mon manège et proposait de me payer un verre malgré mon mutisme.

 

Je me réveillais dégoûté de moi-même. Routine. La sylphide russe était allongée nue à côté de moi. Je cherchais la présence d’un éventuel préservatif. Rien. 

 

Routine. Une fois de plus, je me sentis sale, dégoûté. Je quittais la chambre de ma tsarine sans notifier mon départ. La grande classe. 

 

De retour au bungalow, je trouvais un Rodger totalement ivre. Mon silence coutumier fut rattrapé par sa prolixité habituelle. Mais pour la première fois depuis que je l’avais rencontré dans ce bus, il ne fanfaronnait pas. Il semblait avoir rempli des vases de larmes et fut d’une honnêteté froide à mon attention. 

 

Glaçant, sans s’apitoyer sur lui-même, il exposa clairement les faits. Le divorce. C’était elle qui était partie, pas lui. Sa boîte. Plus une florissante entreprise mais un immense gâchis déclaré en faillite. Il avait claqué 47.000 dollars en quinze jours depuis son arrivée à Cuba. Bien sûr, cet argent, il ne l’avait pas sur ses comptes. Il me fut reconnaissant d’être muet. 

 

Les gens ont besoin qu’on les écoute, non qu’on leur parle. Nous n’existons que pour nous mêmes, tout ce que nous faisons, nous le faisons pour nous mêmes. 

 

Encore plus les enfants. Les siens, il ne les voyait plus à cause d’une injonction. Roger fut submergé de peine à cette évocation et il commença à ressentir une douleur dans le bras gauche, signe bien connu pour être avant coureur d’une crise cardiaque. 

 

Rodger, ce romantique qui s’ignorait s’apprêtait à se briser le cœur. Quand un menteur comme Roger ne parvient plus à se mentir à lui-même, la seule vérité existante est la mort. 

 

Le visage déformé, il dégringola de sa chaise et s’étala sur le parquet. J’appuyais sur le bouton d’urgence de la table de nuit puis filais en précipitation dans la salle de bains à la recherche d’un cachet d’aspirine que je m’occupais de lui mettre dans la bouche pour éviter à son sang de coaguler. 

 

J’attendais. Ce fut la première fois où je ne voulus pas être muet mais aucun son ne sortit de ma bouche. Tout m’était plus distant. Se priver de parole éloigne réellement. 

L’équipe d’ambulanciers finit par se ramener et prit en charge Roger en le stabilisant d’abord puis en l’emmenant sur une civière. 

 

Le système cubain de santé étant l’un des meilleurs au monde, je ne m’inquiétais pas pour ce bon vieux canadien. 

 

Je me retrouvais donc seul dans ce grand bungalow luxueux comme après une guerre, dans une atmosphère de latence. Le singap’ passa timidement la tête dans l’encadrement de la porte, attiré par le remue-ménage ambiant. Il comprit la gravité de la situation et se fit la male à tout jamais. Les adieux à un muet sont d’une simplicité. 

 

Un sentiment de solitude m’emplit alors. Je ne sais pourquoi, je ressentis le besoin d’allumer la télé. Les chambres étaient équipées de la télévision satellite. J’optais pour TV5 Monde, histoire d’entendre parler français. 

 

Après la bande annonce d’un film médiéval, ce fut le tour du JT. Je n’en avais plus regardé un seul depuis mes 17 ans, j’y mettais un point d’honneur. 

 

Une superbe fräulein en assurait la présentation. Le menu du jour était terrifiant. Des images de Yezidis enterrés vivants, de sunnites salafistes brûlant des bibliothèques à Mossoul ou détruisant la cité parthe de Hatra, du Daesh, du Boko Haram, du conflit russo-ukrainien, du Fukushima, du Charlie Hebdo, du MH370 au large de Diego Garcia... Désolation. Impéritie. 

 

Partout, des corps jonchant le sol. De tout ce journal, il n’y eut pas un seul message d’espoir auquel me raccrocher. 

 

Enfin, la présentatrice annonça d’un sourire placide : 

« Et maintenant, place à la météo. »

 

Et maintenant, place à la météo ? Sérieusement ? Quel pragmatisme. 

 

Après ce bulletin dévastateur, je tentais de faire face en me disant que notre époque n’était pas une dystopie, nous vivions même la période la plus pacifique de l’Humanité si l’on en croyait les chiffres d’un papier que j’avais publié avant mon départ et qui constituait le premier acte de mon procédé Wittgenstein (http://www.topito.com/top-preuves-monde-va-bien). 

 

Je tentais de me convaincre que tout n’était pas vain, que j’allais me battre, finir de rédiger cet article et nous sortir de là. Malgré tout, je n’avais plus de lecture, je n’étais pas au bon endroit, tout me paraissait si compliqué. 

 

 

Roger avait fait venir tout un bar dans la chambre. Les Mini-Bars pour les Mini-Hommes n’avait-il cessé de répéter depuis notre arrivée. Un large comptoir trônait donc ridiculement au milieu de la pièce avec toutes ces bouteilles d’alcool alignées là en face de moi comme une armée de bons soldats. 

 

Je les regardais tristement un long moment ces bouteilles qui attendaient patiemment de m’empoisonner, de me tuer, mon corps gisant bientôt à leurs côtés. 

 

J’hésitai à brûler toutes mes pages durement mises en place. Ouais, j’hésitai longtemps en cherchant quelque chose en moi qui ne s’épuise pas. 

 

***

 

De retour à La Havane, je créchais quelques temps dans un couvent du vieux quartier avant que mon addiction à l’alcool et les résultantes de celle-ci ne finissent par lasser les bonnes sœurs de l’endroit. 

 

Je trouvai refuge en catastrophe dans un  immeuble plutôt insalubre mais animé de la calle Obispo. 

 

Tout le monde s’y connaissait, les différentes familles vivant dans un joyeux vacarme de télés trop fortes, cris de nourrissons, rires, odeur de riz et haricots noir. 

 

Comme à mon habitude, je passais mes journées à flâner dans le Vedado ou sur le prado en m’amusant du comportement des cubains envers les femmes, ceux-ci se retournant constamment sur leur passage en les sifflant. Et celles-ci y allant d’une insulte ou d’une provocation sur la taille de leur membre. C’était le jeu.

 

Les hommes et les femmes se détruisaient mutuellement depuis des millénaires. Et c’était une bonne chose, ça prouvait qu’ils ne s’ignoraient ou ne s’indifféraient pas encore. 

 

Je recroisais quelques fois le singap’ du bus et sa ladrerie, pauvre hère voyageuse. 

 

Je n’avais plus de lectures. Le cœur n’y était plus et, un beau matin, je finis par me résoudre à quitter le pays en appelant le comptoir Air-France de La Havane pour valider mon billet retour. 

 

Tout m’apparaissait clairement pour le reste des opérations à mener, je devais rentrer à Bordeaux, je devais finir la rédaction de cet article le plus vite possible dans les mois et années à venir. 

 

Un article magistral, libérateur et anonyme pour qui voudrait se l’approprier ou en revendiquer la paternité. 

 

Allez, je le signerai peut-être du nom de Wittgenstein ou de Cossery. C’est un poncif mais, quelque part, au travers d’un certain prisme, nous nous définissons comme la somme de chaque livre que nous avons lu. 

 

Je fis donc mes bagages. Juste avant de quitter cet immeuble si attachant, alors que je réunissais mes dernières affaires, le petit Pablo entra dans ma chambre en courant pour me transmettre un mail qu’il avait pris soin d’imprimer. 

 

Pablo était un jeune havanais qui travaillait au cyber-café en bas de la calle Obispo. Je lui avais laissé à disposition mes identifiants afin qu’il imprime et m’amène ensuite chacun de mes mails. 

 

Ainsi, je l’avais vu me livrer des missives et spams en tous genre de site pharmaceutique, sportif ou porno. 

 

Cette tâche semblait être très importante pour lui. Il s’y appliquait avec une extrême implication. 

 

Le mail du moment venait d’Addy, une amie éditrice parisienne :   

 

Mon cher James (*Nous avions pris l’habitude de nous surnommer James et Moneypenny),

 

J'espère que tu vas bien là où tu es.

Hier, à 20h23, Tibalt, mon deuxième petit neveu est né. Hyper beau, hyper costaud ! Longue vie à lui.

 

Je t'écris surtout parce que je n'ai pas envie que tu sois averti en dernier d'une nouvelle officielle concernant 13e Note qui sera annoncée le 23 mai.

 

Alors voilà, Eric ferme la maison pour une durée indéterminée fin juin. Une espèce de trêve éditoriale si l'on veut. Je suis donc licenciée fin juin.

 

Ça me fout grave les boules mais je m'y attendais. On perd trop d'argent et c'est dur de gagner de la tune en faisant uniquement de la littérature étrangère – à moins de faire des best-sellers genre American Desperado tous les mois. Putain, on aurait dû te publier, tiens !

 

C'est la fin d'une aventure éditoriale : j'aurais appris des milliers de choses, j'aurais rencontré des gens formidables, j'aurais beaucoup travaillé, j'aurais, j'aurais...

Et comme le show must go on, et que, qui dit fin d'une aventure dit début d'une autre, on a décidé avec mon mec de se barrer pour une durée indéterminée en Amérique du sud. 

 

On lâche notre appart fin août. On quitte la France le 8 septembre. Première étape : Cayenne en Guyane. Et puis après Brésil, Argentine... dans le sens des aiguilles d'une montre. 

 

Dernière étape ça sera sûrement le Mexique. Des amis d'Oregon viennent de s'installer en Baja California. Pas de billet de retour pour le moment. 

 

Voilà James*, tu sais tout. Tu ne seras donc pas surpris le 23 mai quand tu recevras la newsletter annonçant "la fin" de 13e Note. Pour le moment, chut, c'est confidentiel…

 

Ça me rend triste et en même temps, c'est l'occasion de filer vers d'autres horizons, comme on dit, hein.

 

Je t'embrasse, espère te voir avant le 08/09. Donne de tes nouvelles.

 

Addy / MP

 

Je relevais les yeux vers Pablo avant de les rabaisser sur son côté, les perdant, dubitatif, dans le vague. 

 

Si vous voulez savoir, je n’ai jamais répondu à Addy, je ne sais pas exactement pourquoi. Dès fois, on n’a juste pas la force de faire les choses. 

 

Mais tant pis, voilà ce qu’était la Littérature, au delà de ces pages jaunies, poussiéreuses et racornies qui trônent sur vos étagères ; la Littérature, c’est la vie de femmes magnifiques, d’hommes brisés, d’enfants insouciants, de petits bonheurs, de grands malheurs, c’est l’amour dans ce qu’il a de plus magnifique, le sexe dans ce qu’il a de plus horrible, l’alcool qui vous élève puis vous enfonce, l’Aventure qui vous coupe le souffle, l’existence dans ce qu’elle a de plus écoeurante et jouissive, parce que c’est la façon la plus civilisée, exigeante et pacifique que nous ayons jamais trouvé pour crier notre rage de vivre. 

 

TC le savait déjà et son ouvrage allait raconter tout ça, il le fallait. Il fallait que des mecs comme ça continuent de se battre. 

 

Je remerciais Pablo en lui tapant affectueusement l’épaule puis je descendis l’escalier décrépit et étroit de l’immeuble, les éclats de voix cessant subitement quand je refermais la lourde porte en fer. 

 

Dans la rue poussiéreuse et animée, un vieux appuyé contre son taxi recoiffait dans un geste lent ses cheveux gominés au moyen d’un magnifique peigne en ivoire. Le bourdonnement du moteur de son américaine signifiait mon départ imminent de la nuit havanaise, longeant le Malecon, humant à pleins poumons l’air salé, les vagues du large venues s’éclater contre la digue dans la chaleur du soir. 

 

A l’aéroport, pendant que je récupérais mon billet au comptoir d’enregistrement, je repérais une série d’affiches du Vieil homme et la mer d’Hemingway, partout présentes sur les murs du terminal des départs de José Marti. 

 

Bordel, tout ce temps passé à Cuba et j’étais même pas foutu d’aligner ne serait-ce qu’un mot sur Papa Hemingway, merde ! 

 

Bon, de mémoire, je crois que ça raconte l’histoire d’un vieux qui met huit plombes à pêcher un merlan, un flétan ou un truc du genre. Bien sûr, quelque part entre temps, il doit y avoir une leçon métaphysique sur l’existence. 

 

Critique de la critique : Comme l’on pouvait s’y attendre, l’élève s’est reposé sur ses acquis. Il semble vouloir tout détruire une fois s’être prouvé qu’il pouvait atteindre un objectif. Le comité se demande même s’il a procédé à la lecture de l’ouvrage en question. 

 

Va te faire mettre Critique de la critique. 

 

Toujours est-il qu’après avoir passé la fouille, je remarquais un mec de la sécurité qui prenait sa pause à l’extérieur. Je lui fis signe pour savoir si je pouvais me joindre à lui. 

 

Il acquiesça d’un sourire en découvrant toutes ses dents. Au contrôle sécurité, mon fidèle Zippo gravé ayant été dépossédé de son coton gorgé d’essence, le gus me passa une allumette que je craquais pour lancer mon dernier Cohiba.

 

Quelques agents d’entretien nous rejoignirent. L’air chaud, le bruit des réacteurs Rolls Royce et les clignotements des avions sur le tarmac en pleine nuit donnaient l’impression de se trouver au beau milieu d’un film avec Bogart. 

 

Je fis tourner en silence le cigare puis un des mecs sortit une flasque de rhum ordinaire qu’il partagea lui aussi sans qu’aucun d’entre nous ne disions mot. Il restait encore des hommes sur cette Terre qui n’attendaient rien les uns des autres, juste un partage irréfléchi sans arrière-pensées. 

 

Je me suis imprégné de cet instant en croisant mon regard dans le reflet de la vitre. 

Là,  au milieu de cette petite troupe bien représentative de ce peuple cubain, à l’ancienne, digne, je compris qu’ils l’avaient réussi leur mixité sociale, du fait de la misère, mais quand même. 

 

Ils étaient les seuls à pouvoir s’en targuer avec les Brésiliens. Quoiqu’il en soit, je laissais derrière moi les champs de cannes à sucre, les manufactures de cigares, les fresques socialistes, l’architecture espagnole, les épaves de galions gisant dans des baies désertes, les cuivres, les danses endiablées…  puis je passais ma porte d’embarquement et la passerelle menant au Triple-7 qui m’attendait là. 

 

Enfin, je pénétrais dans l’avion en souriant aux hôtesses Air France qui se tenaient à l’entrée de la cabine. Leur tendant mon billet, celles-ci me guidèrent courtoisement d’un sourire. 

 

J’avançai encore dans l’allée dont les haut-parleurs diffusaient de manière feutrée Let my love open the door. Je contrôlai mon emplacement en constatant que la passagère voisine de mon siège était une superbe scandinave aux yeux vairons, détail qui, bêtement, m’avait toujours fait craquer. 

 

Après quoi, je m’installais et nous nous sourîmes mutuellement. Ca faisait du bien. Elle lisait un bouquin dont le titre était Sur le Seuil du Monde. 

 

Je pensais que c’était exactement l’endroit ou je me trouvais. Je pensais au phénomène de Baader-Meinhof. Je pensais à ce que je pourrais dire sur le Monde et la Littérature. 

 

Je n’avais aucune conclusion intéressante à fournir. Nous n’étions, ne sommes et ne serons ni plus malins, ni plus idiots que le Monde où la Littérature. 

 

La Littérature est un agenda romancé. Depuis des millénaires et ce qui est considéré comme le premier roman achevé remontant à l’Antiquité, la Littérature peut se caractériser comme la somme de toutes nos expériences, tous nos échecs, tous nos moments de grâce, de doute, de bonté, de souffrance, de cruauté, tous nos moments de mort et de renaissance. 

 

Bien entendu, on peut dire tout un tas de choses sur la Littérature et quand on ouvre un dictionnaire, on y trouve des termes comme art, communication, esthétisme, stimulation. 

 

Mais dans son cas, la théorie du rasoir d’Ockham prévaut. L’hypothèse la plus simple est toujours la bonne et concernant la Littérature, c’est que la Littérature est l’Humanité. 

 

 

 

Dès fois, l’Humanité me fait pitié, d’autre fois, j’en suis fier. 

Voilà pourquoi peut-être faut-il des critiques en ce bas monde. 

 

Ainsi, le seul enseignement qui vaille est le suivant : La Littérature est l’Humanité. Imparfaite. Sublime. 

 

Comme peuvent le laisser à penser les textes sacrés en tout genre – à l’instar de la Bible et du Coran qui embrasent le monde depuis des siècles car se considérant comme des guides pour l’existence –, la Littérature n’est absolument pas un manuel drastique de vie, il n’y a rien à en retirer, aucun enseignement, elle n’est pas prosélyte. 

 

Forcément, vous y trouverez des réponses involontaires et, dans le meilleur des cas, vous ressentirez des émotions ; mais gardez à l’esprit que, quoiqu’il advienne, il vous faudra quand même vivre votre existence une fois le livre refermé. 

 

La Littérature montre un chemin parmi les autres, elle ne scande jamais de certitudes. 

 

J’allais en faire l’expérience ; j’ai une nouvelle fois souri à la scandinave et, prêt à entendre sa critique, j’ai rompu mon vœu de silence en lui demandant comme si je la connaissais depuis des millénaires :

 

- Alors, il est bien ce livre ?

 

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NOTES :

 

Les personnes intelligentes apprennent les règles pour ensuite les briser. Le sort inverse est réservé aux imbéciles. 

 

Nous avons tous quelque chose à perdre et à apprendre ce qui, quand on y réfléchit bien, est la même chose. 

 

Un soldat devenait un garant de la paix. 

 

Rien de dramatique. 

 

L’inconscience est gageure de vie. La lucidité que nous portons sur nos conditions de mortels ne fait que nous tétaniser devant la dérision de nos conditions. 

 

Un miracle que je sois encore en vie. J’avais vu le véhicule venant d’en face perdre le contrôle, franchir la ligne blanche et venir me percuter frontalement à plus de 90 km/h. Je n’avais même pas freiné, je ne voulais ni vivre, ni mourir, simplement voir ce qui allait se passer. 

 

Donc oui, la mort est une solution. Donc oui, la mort est une réponse personnelle qui nous définit.

 

Quel mensonge choisir comme vérité pour soi-même. Vérité qui établira, édictera nos vies. 

 

Mon accomplissement personnel réside dans des choses simples. Déjeuner avec des amis, regarder un bon film, lire, ne rien faire, m’ennuyer. 

 

A l’époque de Shakespeare, il fallait choisir entre être ou ne pas être. De nos jours, le choix se fait entre baiser ou se faire baiser. 

 

Cette histoire a été écrite par un mec qui n’avait pas la moindre envie de le faire. 

 

Il devait me confondre avec quelqu’un que ça intéressait. 

 

Le 23 avril 2013, le compte Twitter de l'Associated Press fut piraté et posta un message annonçant "deux explosions dans la Maison blanche, Barack Obama blessé". Entre 13h08 et 13h10, l'indice boursier Dow Jones perdait 145 points (136 milliards de dollars) avant que l'agence n'annonce le piratage.

 

Il faut bien lire les conditions générales bancaires, mais cela fonctionne aussi pour les banques. Ainsi, un russe a rajouté à la main des clauses à son contrat, signé par sa banque sans voir la modification. Il avait notamment prévu un emprunt à 0% et des clauses de résiliation élevées en sa faveur. Un juge ayant confirmé la validité de son contrat, ils ont fini par trouver un arrangement à l'amiable.

 

En 1998, Swatch a tenté d'introduire un nouveau format horaire : "l'heure Internet". Au lieu de diviser un jour en heures et minutes, on le divise en 1000 "beats". La particularité principale de ce système est que l'heure est la même dans le monde entier, peu importe le fuseau horaire.

 

Contrairement à la croyance populaire, brûler un billet de banque n’est pas illégal. La loi punissant la destruction d’un billet datait de 1810, mais a été abrogée complètement en 1994. Il n’est donc pas illégal de détruire un titre monétaire en le brûlant ou en le laissant dans la machine à laver.

 

SOLIDAIRE entres elles ahahah Comme son nom ne l'indique pas, la bourse de Paris se situe à New York. En effet, le marché officiel des actions françaises a intégré le groupe NYSE Euronext depuis qu'il a été racheté, groupe dont le siège est à New York. 

 

La Banque des règlements internationaux peut être considérée comme la banque des banques des banques ! Elle est en effet la banque centrale de toutes les banques centrales de la planète, et a son siège à Bâle. Son statut est particulier, car elle n'est soumise à aucune loi en toute légalité. Elle appartient aux banques centrales de différents pays.

Elle fut créée à l'origine pour faciliter le paiement des réparations que l'Allemagne devait aux différents pays suite à la Première Guerre mondiale, et sert aujourd'hui pour les virements internationaux.

 

L’effet Veblen (ou effet de snobisme), évoqué par Thorstein Veblen, est bien connu en marketing : il consiste à préférer des biens dont le prix élevé fait toute la valeur et non leur valeur pratique. La baisse du prix de ces produits induit une baisse de l'intérêt des acheteurs et donc de la demande. Il s'applique particulièrement dans le luxe (automobiles, vêtements) et dans les oeuvres d'art. 

 

Thibaut Blondel

Relecture : Pascale Barbey





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Chasseur d'absolu, en territoire Cubain.
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