NOUVELLE : QUAND TOUT PART EN CACAHUÈTES, SURTOUT HENRIETTE


- Smartphones : orientez votre appareil à l'horizontale pour bénéficier d'un confort de lecture optimisé -


#Chronique #Montreuil #Copains #Liberté #Virée #TiPunchs #Délire #Crescendo #Humanité #FatcheDeCong #Henriette


Chroniques du très bas Montreuil, quand out part en cacahuètes surtout Henriette, par Éric Lamouroux



Bas-Montreuil / Chez Momo / 248 Rue de Paris / un peu de Paris


- « Alors ? Ça a bien changé non ? ».

 

Ouais, bof, non. Je ne trouve pas que le quartier a spécialement changé, alors je réponds par une moue, qui j’espère en dit long.

 

- « Ça s’méliore un peu, non ? ...  Mais non, toi maintenant, t’en as que pour ton paradis là bas, chez toi, en Turquie ? ».

 

Momo et ses questions à la con, dans son français à la con appris à l’école du comptoir. Momo et son auto-persuasion, que son quartier changeait en bien, et que son Bar n’accueillerait bientôt que des gens biens, et plus de ceux qui commandent un café verre d’eau et squattent la terrasse toute l’après-midi.

 

- « Je viens d’arriver Momo, laisse moi le temps de voir ». 

- « T’as raison mon frère, mais tu vas voir, ça s’est bien 'mélioré, enfin moi j’trouve. Qu’est-ce tu bois ? ».

- « Un blanc, le bon s’il te plait Momo ».

 

C’est une des rares choses qui me manque là-bas à Bodrum, le vin de nos régions. Un an que j’ai quitté Montreuil pour le bord de mer. Sans regret, Dikris ma femme, est paisible, les gosses s’éclatent au grand air et moi j’ai trouvé une forme de liberté que je n’avais plus ici. Dommage qu’il soit compliqué de me faire un peu de pognon pour vivre complètement  là-bas. Régulièrement, je dois revenir remplir les caisses ici et ainsi m’acheter un peu de liberté là-bas. J’ai la chance de ne pas être encore totalement oublié dans le métier et j’arrive à me trouver des contrats. Là, ce n’est qu’un petit job de quinze jours, mais comme il est bien payé, et que je bosse avec des potes, ça vaut le coup. Je vais même loger dans ma maison Montreuilloise, celle que je loue à Fred, le collègue qui a repris mon ex-place dans mon ex-société. Je vais remplacer sur un projet déco son co-loc qui est partit en vacances, et donc pouvoir dormir dans la piaule qui se trouve être mon ex-chambre. Il est vendredi soir et je commence le taf lundi. Je vais pouvoir me réaclimater à la ville.

 

- « Il rentre vers quelle heure normalement Fred ? ».

- « Tu sais lui, il a pas d’heure, mais il va pas tarder. De toute façon, il s’arrête toujours boire un coup. Minimum un, héhéhé ».

 

Je me serai bien posé un peu à la maison mais je n’ai pas les clefs, suis un peu las, le changement d’air sûrement.

 

- « Un autre? ».

- « Un petit alors, s’il te plaît Momo (même si je sais qu’il va me servir exactement le même verre, bien rempli jusqu’au col) ».

- « Voila ! santé mon frère. Ça va la famille ? Les enfants ? Dikris ? ».

- « Impec Momo, merci et toi ? Les enfants ? Ta femme ? ».

- « Merci mon frère tout le monde va bien ».

- « Et Henriette ? Elle est par là ? ».

- « Écoute, oui elle est par là, mais aujourd’hui je crois qu’elle avait un rendez vous dans Paris ; une audition, elle m’a dit ».

- « Une audition pour du théâtre ? ».

- « Ah j’sais pas, moi, vu comme elle entend rien, j’pensais que c’était pour ses oreilles ».

 

Henriette est ma voisine dans la cour. Une comédienne qui a dépassé les soixante dix ans mais qui pète encore le feu. Juste un problème d’audition, elle est sourde comme un pot, et du coup, pour entendre ce qu'elle même dit, elle parle très fort, avé un très fort accent provençal. Elle partage sa vie entre Marseille et Montreuil. Elle a un petit studio en face de chez nous et nous sommes vite devenu amis. Ma femme adore Henriette et Henriette adore ma Dikris. La fringuante mamie marseillaise est plutôt insouciante, et mon épouse, plutôt parisienne cartésienne est d’une grande aide sur pas mal de contraintes administratives et autres empêchements à la vie débridée qu’Henriette affectionne.

 

Bon, j’aimerais bien que Fred arrive. Je me poserai bien, tranquille, à la maison. J’ai faim aussi, il voudra peut-être bouffer un couscous chez Momo. Ça fait longtemps que je me suis pas tapé un bon couscous. Un bon couscous, un bon coup de rouge et un bon dodo, c’est ça qui me faut. Putain on dirait une vieille.

 

- « Tiens les vla ! me préviens Momo ».

 

Fred rentre dans le bar, suivi du frère de ma femme, qui me cherche déjà du regard. Ils sont crados du boulot, pas rasés depuis un bout de temps et arborent les yeux fous de ceux qui ont déjà bien torpillé la bouteille. Dork, mon beauf, après les volubiles salamalecs à Momo, m’a trouvé.

 

- « Ohlala ma gueule !!! Comment ça va ma gueule ??? Ça me fait trop plaisir de voir ta gueule ma gueule… On va fêter ça comme il faut ma gueule ! ».

 

Dork n’est pas grand comme mec mais il a une putain de grande gueule, surtout quand il est chaud, et là, il m’a l’air bouillant. Je peux oublier ma soirée tranquille de vieille. Il demande :

 

- « Momo, tu fais les Ti-punchs ? ».

- « Les ptits pounchs ? Le truc avec le rhum et le citron ? ».

- « Oui, et le sucre de canne aussi, et pas ton rhum négrita pour la cuisine, le blanc là, l’antillais ».

- « T’inquiète pas, je connais mon métier mon frère, comme sur des roulettes ».

- « Du citron vert, t’as ça du citron vert ? ».

- « Ah non, chez moi, le citron il est bon, il est mûr ».

 

De toute façon, vu les doses de rhum qu’il met, il peut même mettre du sirop de citron, ça n'affectera pas le goût du rhum. C’est parti, on enquille les tournées. L’avantage du Ti-punch, c’est qu’il réveille, qu’il te dynamite même bien la gueule. Après le troisième, la fatigue s’évanouit et quand Dork propose de changer de crèmerie, je suis chaud bouillant partant. Avant de repartir en java, on s’accorde une pause à la maison, pour poser les sacs et se débarbouiller. En passant devant la fenêtre d’Henriette, je jette un oeil, mais non, pas de lumière, elle n’est pas là. Dans ma maison habitée par mon pote, je fais un passage aux toilettes et essaye de rafraîchir cette tête échauffée par l’alcool. Fred en profite pour rouler un truc, et du coup, le beauf va chez Momo chercher trois “Ptits Pounchs“ à emporter. Fred charge toujours autant ses joints, et rien qu’a voir la densité de la fumée recrachée, je crains pour mes petits poumons plus habitués. Je tire à peine sur le truc.

Déjà que j’avais faim, les deux petites inhalations déclenchent une fringale ardente. Dork propose que l’on aille manger chez Bart, un pote qui a un resto et une cave à vin pas loin dans le onzième.

 

- « Ça lui fera trop plaisir de voir ta gueule ! » il dit super excité.

 

Ça me fera plaisir aussi, j’aime Bart, j’aime sa bouffe et j’aime ses sélections de vins. Fred, maintenant bien allumé mais plus posé, et presque complètement dépourvu de points sur son permis ne veut pas qu’on touche aux scooters. Et comme on est pas trop métro… 

 

Je ne sais plus d’où a surgi l’idée, mais nous voila sur la chaussée, moi sur mon vieux skate et eux sur les trottinettes de mes gosses. Surexcités par les rhums, c’est nous les gosses. On  bombarde, hilares, vers le onzième. Les gars tentent des figures impossibles, du gros n’importe quoi qui déclenchent des bonnes crises de rires. J’ai envie d’immortaliser ça, je sors mon téléphone et tout en skatant à fond, je filme les potes. Absorbé par ce que font les dingues sur l’écran, je ne vois la barrière métallique, au bord du trottoir, qu’au dernier moment. Je vire illico, me cambre comme un torero, ça va passer… presque. En position surf, pour maintenir l’équilibre sur cet évitement à pleine vitesse, tout est passé, sauf le petit doigt de ma main droite qui tenait le téléphone devant moi. Le portable a valsé, moi aussi, et le petit doigt s’est retourné pour venir se coller au poignet. Un gamin sur le trottoir, se moque de ma gueule et explique à sa mère.

 

- « T’as vu Maman, le Monsieur, y sait pas faire du skate ».

 

Mes potes aussi se marrent. Ils ont mis un moment à s’apercevoir que je ne les suivais plus, mais maintenant, ils se bidonnent. Quand ils découvrent la position de mon petit doigt, ils se calment un peu et je sens même un peu d’inquiétude. Ça sent plus, la longue soirée passée aux urgences, plutôt qu’à faire les cons. J’ai pas envie de casser l'ambiance, alors... Dans le feu de l’action et anesthésié par l’éthanol administré en grande quantité précédemment, je décide de remettre l’auriculaire en place. Il obéit assez bien et sans douleur insurmontable, j’arrive à le remettre à peu près en place. On verra demain pour les urgences. Je range le téléphone dans ma poche, faut quand même arrêter un peu les conneries et on se relance gaiement vers chez Bart. Heureux de notre visite, il nous accueille avec trois ti-punchs moins copieux mais de meilleure facture. Le récit de ma gamelle relance la rigolade. Sa femme, Sandra en découvrant ma main s’inquiète un peu de la position pas vraiment orthodoxe du petit doigt qui cherche à fuir les autres. Je la rassure mais consens à ce qu’elle le colle aux autres à l’aide des pansements normalement dédiés aux coupures du cuisinier. Ça y est, réparé, on peut ripailler.

 

On mange tous les cinq ensemble. Les portions sont généreuses et le bon vin coule à flot. Exactement ce qu’il me fallait. Fait longtemps que je n’ai pas fait une soirée comme ça, suis bien, ivre mais pas trop bourré. Le rouge a calmé l’euphorie du rhum, on se raconte nos histoires, nos vies depuis le temps que l’on ne s’est vu. Mais je me suis levé à quatre heure pour avoir mon vol du matin, je commence à fatiguer un peu. Et puis la main commence à me lancer, alors je suggère que l’on prenne l’addition. Bart nous l’amène, allégée de quelques boissons mais les mains chargées de Ti-punchs. 

 

- « un peu de kérosène pour le retour » qu’il nous dit.

 

Le retour est moins fantasque, les rues plus désertes. La ville, silencieuse, est presque belle sous l’éclairage urbain. On glisse plus paisiblement mais toujours joyeusement, presque sereinement, vers Montreuil. En passant dans la cour, je vois de la lumière chez Henriette mais j'estime qu’il est un peu tard pour la saluer. Et puis je suis pressé de m’administrer quelques aspirines et dolipranes. Je dois calmer la douleur à la main et anticiper celle qui ne manquera pas de venir dans la tête demain au réveil. Pendant que je me médicamente, Fred se soigne aussi en s’en roulant un petit. Dork avait également prévu de se traiter et a pris chez Bart une bouteille de rhum vieux à emporter, pour finir tranquille la soirée à domicile. Je pense qu’il a prévu de passer la nuit sur le canapé. Moi je pense que je vais me jeter un dernier verre avec eux et que je vais me jeter dans le lit. Assis dans la cuisine, les verres remplis, le pétard allumé, on est armé pour le dernier baroud d’honneur. On sonne à la porte. Et qui, qui arrive? Henriette toute guillerette.

 

- « Oh fatche de cong, je suis un peu pompette » elle nous annonce d’emblée.

- « J’ai bu un coup avec des copaings après le casseting, oh putaing, j’ai même pas mangé ».

 

On a rien à manger mais Dork lui propose un verre.

 

- « Volontiers ! Oh fatche de, dis donc, il est fort mais il est bon ce rhum ».

 

Fred lui propose le pétard.

 

- « Volontiers ! Oh fatche de, dis donc, elle est forte mais elle bonne ton herbe ».

 

Et elle s’éclate de rire. Ah le rire d’Henriette… Franc, sincère et super sonore. Bon ben je vais pas me coucher tout de suite je crois. On se raconte nos soirées, la virée à roulettes, ma gamelle, mon doigt… Henriette se marre, et picole, et fume. Les heures passent, la bouteille se vident et les pétards fusent.

 

- « Oh putaing, faut que je fasse gaffe, j’ai pas mangé ».

 

Elle s’éclate de rire et re-picole et re-fume. Et puis d’un coup elle blêmit, écarquille les yeux et déclame d’une voix de tragédienne sur la fin :

 

- « Oh putaing, ça va pas ».

 

Elle s’affaisse sur elle même, se ratatine, sa tête part en arrière, je l’empêche de glisser du siège. Elle a les yeux révulsés et sa bouche entrouverte laisse échapper un grognement. Un râle qui ressemble fortement à un dernier souffle. Oh putain. Elle serait en train de claquer, là ce soir, à table, devant nous complètement farcis ?

 

- « Oh Henriette, arrête de déconner… Henriette ! ».

 

Je la secoue un peu mais rien, pas de réaction. Dork la secoue beaucoup, rien. Fred lui gueule dessus, “ Henriette, Henriette, Henriette! …“, rien. Alors là, c’est un peu la panique. Dork résigné, finit son verre et déclare qu’il faut appeler les pompiers. Fred cherche une planque pour son herbe, ouvre la porte et les fenêtres en espérant aérer la pièce. Et moi, je me dis que non elle peut pas claquer. Que sinon… Si à cause de mes conneries, j’ai buté Henriette, je vais me faire tuer par Dikris. Alors, je vais chercher de l’eau fraiche dans le frigo, je lui en balance des verres remplis au visage, je la gifle, d’abord doucement, puis fort. Je la tarte et lui hurle dessus :

 

- « Henriette, reviens bordel, reviens ! ».

 

Fred lui prend le pouls et nous mime qu’il ne sent rien. Je ré-asperge, je re-tarte et re-hurle. Et puis d’un coup :

 

- « Hhhhhhuuuuuuffffffff » elle aspire un grand coup comme si elle revenait à la surface après une longue coulée dans les profondeurs de l’océan. Elle nous regarde, un par un, les yeux fixes, grands ouverts.

 

- « Oh putaing, j’étais loin"

 

Tu m’étonnes. Je lui sers un verre d’eau mais ce coup ci, sans lui mettre dans la gueule. Dork se ressert un shot. Fred se re-roule un pet. Elle boit son eau doucement et reprend vie lentement.

 

- « Ça va mieux Henriette ? »

- « Oui… Mais tu sais, j’étais loin... mais j’étais pas mal. Il y avait une jolie lumière, j’étais bien, j’étais légère, c’était très doux, j’étais très bien… »

Oh putain, j'imagine très bien.

- « Y’avait juste ces grosses voix qui me criaient dessus, qui criaient fort, c'était pénible… »

 

J'imagine très bien aussi.

 

- « J’ai faim » elle a dit.

 

On a trouvé un reste de pain rassis, une boite de sardine et petit à petit, elle est redevenue vivante. Elle s’est rendue compte qu’elle était bien partie en couilles. Elle a accepté de ne pas rentrer chez elle et de plutôt dormir ici. Vidés, on a tous été se coucher. Fred dans son lit, Dork sur le canapé et Henriette dans ce qui devait être mon lit. Elle s’est endormie presque instantanément. Pas moi. Je me suis installé par terre, sur une couverture au pied de son lit. Je surveillais son souffle, sa respiration. Je ne voulais pas que cela s’arrête encore. Pas comme ça, pas par un peu de ma faute. Pas juste parce que Dikris m’en voudrait à mort, mais surtout parce que j’aime Henriette.

 

J’aime cette femme plus toute jeune qui représente tellement ce que je crois être la vrai vie. Au fil de toutes ces années de voisinage et d’amitié, j’ai perçu un peu de la sienne. Elle a toujours tout fait, à fond et très fort. Elle rit fort, elle parle fort, elle s’indigne fort, elle aime fort. Elle a traversé les années 50, 60, 70 et toutes les autres avec insouciance et joie de vivre. Elle est ma preuve, plus que vivante, de ce que j’espère pour moi : se faire la vie sans trop se prendre la tête, avancer dans l’âge sans se consumer trop vite.

 

Une femme comme ça ne doit partir trop vite, elle ne fait que du bien à l’humanité. Ça va, elle ronflouille un peu, mais d’une respiration régulière. J’ai du m’endormir là moi aussi, car au matin, c’est Henriette qui me réveille. Bien chiffonnée mais vivante, elle crie. 

 

- « Oh putaing ! Mais qu’est-ce que tu fous là par terre ? Je t’avais pas vu, je t’ai marché dessus et tu bougeais même pas. Tu m’as fait la peur de ma vie,  J’ai cru que t’avais canné ! Fatche de cong ! »

 

 

Éric Lamouroux





Télécharger
Quand tout part en cacahuètes, surtout Henriette.
Télécharger et imprimer l'intégralité du texte.
Quand-tout-part-en-cacahuètes-surtout-H
Document Adobe Acrobat 226.9 KB



Partager

Écrire commentaire

Commentaires: 1
  • #1

    Peggy Morel (vendredi, 14 juillet 2023 09:48)

    Du vague à l’âme à l’alacrité, cette jolie nouvelle enchaîne les situations qui suscitent obligatoirement le rire…
    Bravo !