CHRONIQUES DU TRÈS BAS MONTREUIL

Une belle tache !


Illustration une belle tache
Éric Lamouroux
Éric Lamouroux




Bas Montreuil, sur le parvis du centre commercial, juste après les puces.


Merde, je l'ai perdue.

 

Je l'avais vue venir de loin, et puis comme un con, je l'ai paumée. Engloutie par la foule compacte. Elle est pourtant difficile à zapper, grande, élancée, classe... une sacrée bombasse. Faut dire aussi qu'il y en a pas des masses des commasses, Rue de Paris, Porte de Montreuil.

 

Elle fait partie d'une nouvelle espèce, jusqu'alors inconnue dans notre habitat. Une non endémique, apparue avec la faune des nouvelles méga-entreprises qui se sont implantées dans ce quartier d'anciennes bâtisses décaties.

 

Toutes ces vieilles peaux décrépies du Montreuil ouvrier qui n'ont pas su ou pu s’entretenir, et à qui il aurait fallu bien plus qu'un simple ravalement de façade pour redevenir attractives. Le conseil municipal et les promoteurs ont tranché. Exit les "Has been" ! Elles sont maintenant remplacées par de grandes et jeunes carcasses pimpantes, lisses et froides.

 

C’est bon je l’ai retrouvée et je m'empresse de l'isoler de la populace pour ne plus la perdre. Elle fonce sur moi, je flâne vers elle, et plus on se rapproche, mieux je distingue le visage de la jolie "créature venue d'ailleurs". Un minois envoûtant et sereinement altier, à la hauteur de la silhouette bien balancée.

 

Je lui trouve un côté un peu fier, limite froid. Mais ça se comprend, une belle meuf comme ça dans la rue de Paris, Bas Montreuil... ‘faut maintenir des distances, se créer une bulle protectrice. Pour toute demoiselle arpentant cette rue... c'est pas facile, les prédateurs rôdent. Elle peut se faire dévisager, reluquer, apostropher, voir sacrément emmerder.

 

Et elle, elle a tout pour se faire emmerder. Elle ne le sait que trop bien puisqu’elle a déjà été victime de ce harcèlement machiste. Alors, habillée tailleur stricte gris clair, ample châle, longs cheveux auburns flamboyants, talons portés aussi aisément que des runnings de haute technologie, elle trace la route, rectiligne, qui doit la mener au bureau.

 

Encore le parvis du centre commercial à affronter et elle franchira enfin, le réconfortant sas d'accueil de son beau palais de verre.

Mais, pour traverser ce parvis, c'est la pire journée de la
semaine. C'est Lundi, le dernier jour des puces et quand, en plus, il fait beau, ça traine sur la place...

 

Les bengalis, pakpaks et dienlens tiennent le bizness des DVDs piratés, marrons chauds, maïs grillés et boissons presque fraîches.

Les bulgares dépouillent les gogos au bonneteau.

 

Les roms estropiés quémandent en gueulant leurs suppliques, les non estropiés refourguent mobiles et appareils photos chourrés.

Et les autres, les autochtones du reste du monde qui forment cette populace Montreuilloise traversent cette place avant d’être aspirés par le double escalator qui va les perdre dans l'usine à provisions climatisée.

 

Je vois bien qu'elle n'est pas aussi sereine qu'elle veut le laisser paraître. Je la devine fébrile, en proie à une petite parano qui pourrait vite virer à la panique si un élément perturbateur la déviait de sa droite ligne de course.

 

Je dois être aimanté par sa beauté, son charme et son aura car je suis sur le même rail qu'elle, juste en sens contraire. Et même si elle a essayé de ne rien montrer, elle me voit arriver, je le sens.


Il n'est pas dans mon idée d'imposer mon passage ni de l'importuner.

 

Pour tout dire, je me suis déjà résolu à l'esquiver sans un regard mais avec sourire entendu. J'ai moi aussi la faiblesse d'être un peu fier. Mais j'ai le temps, une soixantaine de mètres nous séparent encore. J'en profite pour scruter la place. La diversité de la faune présente, excite ma curiosité et j'essaie de repérer les pickpockets, escrocs, voleurs et revendeurs receleurs au milieu de la foule.

 

Je pars alors dans une rêverie qui me transpose dans l'ancienne "cour des miracles" parisienne que mon imaginaire actualise et délocalise à Montreuil.

 

Il est temps de revenir à " Angélique marquise des anges de Montreuil “, mais estimant que nous avons déjà bien du nous rapprocher et ne voulant pas la perturber par un regard trop direct, je le dirige d’abord plus bas, sur l'espace qui nous sépare encore.

 

C'est là que je découvre le souci, l'incroyable obstacle qui s'étale entre nous. Il n'est pas juste à mi-chemin il est légèrement plus proche de moi. Tout en pressant l‘allure, je cherche aussitôt ses yeux pour l'avertir. Elle capte enfin mon regard au moment où je dois stopper ma marche car il m’est impossible d'aligner un pas de plus.

 

Après une très furtive expression de surprise, sans ralentir le pas, son regard se durcit méchamment. Elle a planté ses yeux dans les miens, bien résolue à me faire céder.

 

J'essaye un prévenant " attention Mademoiselle".

Elle me retourne du mépris...

 

Voilà, dans son regard, je suis méprisable, elle semble bien décidée à me faire comprendre qu'il est hors de question qu'elle m'accorde

la moindre attention. Non mais pour qui je me prends, j'ai pas vu la différence de classe là ?

 

J'ai envie de lui hurler à quel point je m'en tape de son style, de sa beauté, de sa classe...et que surtout elle va tout droit dans la merde. Enfin non pas de la merde, pas une vulgaire crotte...

 

Je tente de nouveau en y mettant l'intonation alarmiste qui convient "attention" tout en désignant le sol, juste devant elle pour lui faire comprendre à cette bourrique...

 

Trop tard la cata est dorénavant inévitable et comme dans toute scène de ce genre, elle tourne au ralenti.

 

Mais comment ? Comment peut-on être aveugle à ce point, Comment peut t'on ne pas voir une flaque de peinture blanche d'au moins deux mètres de diamètre, d’au moins 15 litres de glycéro professionnelle à forte viscosité qui se maintient en bonne épaisseur ?

 

Bordel, qui est l'enfoiré qui a laissé tombé une pleine tine de peinture et qui s'est cassé sans rien faire ?

 

C'est le talon haut droit qui s'est d'abord vigoureusement planté sans dévier dans le magma, mais quand la semelle a abordé le liquide, elle est partie en surf. La longue jambe s'est à peine pliée en ripant vers la gauche. Emportée par l'allure et le déséquilibre, la grande demoiselle bascule sur le côté droit. Elle tente bien d'amortir sa chute avec la main droite mais celle-ci glisse aussi.

 

Elle exécute alors une sorte de roulade de judo. Son épaule touche la peinture en premier, précédent de peu le côté droit du visage, puis tout l'arrière du corps. La belle chevelure fouette l'air avant de s'étaler de toute sa longueur jusqu'à presque sortir de la limite de flaque. Comme le ferait un judoka accompli, son bras gauche claque le tatamis liquide et je bondis par réflexe pour éviter les projections.

 

Ben voilà, elle est maintenant étalée sur le dos dans une mare blanche, sa tête pas loin de mes pieds. C'est moi qui, maintenant, la regarde de haut et encore une fois ses yeux rencontrent les miens.

 

"J'ai juste essayé de vous prévenir" je lui glisse.

 

Puis je pense à l'aider, mais je ne suis pas sûr que je devrais. Pas envie d'essayer encore, pour de nouveau être traité comme une merde. Ça pourrait pourtant être le début d'une belle histoire...

 

Quoi ? Abruti sans honneur que je suis, qu’est-ce que j’espère ?

Non, on est pas de la même caste, c'est pas à moi de la secourir...

 

Et puis toute la peinture...les habits... les cheveux...la galère...

Non, voilà, on a pas la même classe...

 

Allez !
Bye Princess. 

 

 

Éric Lamouroux





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