CHRONIQUES DU TRÈS BAS MONTREUIL


'sont gràve mon frère !


‘sont gràve mon frère
Éric Lamouroux
Éric Lamouroux




Angle de la rue Paul Bert avec la rue de Paris.

Juste avant le feu, juste après le virage.


- « Roule moins vite ! »

- « Jeneroulepasvite - Etpuist’aspicolé ! »

- « Pffff »

 

Elle me saoule encore plus que je ne suis censé l’être. Non, je ne suis pas bourré et par sa faute, je ne suis même plus gai. Il y a eu des soirs, je dis pas, mais là, non, je n’ai siroté que du rouge de bonne qualité, en mangeant, et en espaçant bien les verres tout au long de la soirée. Alors merde !

 

Suis même pas sûr que je sois positif à une de ces conneries d’éthylotest. Et je ne suis pas non plus un putain de danger pour moi ou pour les autres. Pas plus maintenant qu’hier, quand j'étais ahuri et donc distrait par les trop nombreux soucis du quotidien, et pas plus que demain, quand je serai fatigué par manque de sommeil. Alors merde !

 

Me font chier aussi, ceux qui font ces lois à la con, les mêmes qui ne se font pas chier à les respecter. Me font chier ceux qui s’autorisent tout, à tout vouloir nous interdire, à nous dire quand, quoi, où et comment faire. En plus j’ai pris par derrière, par la sombre et dégueulasse rue Paul Bert et pas par l’entrée officielle, la pleine de flicaille Porte de Montreuil.

 

Ohhhhh...
C’EST BON !.. calme la mule, on est arrivé.


Tu vas vite passer le dernier feu, tu vas vite trouver une place, tu vas vite sortir le chien et puis tu sais quoi, juste pour faire chier, ben... tu vas vite te servir un bon verre de Rhum vieux. Ben... Non, c’est pas encore fini. Juste en sortie de virage, juste avant le feu, je déboule sur deux gars qui titubent insouciants en plein milieu de la chaussée.

 

Vu que, JE NE ROULE PAS VITE, j’ai le temps de freiner et j’évite le strike. J’avance au ralenti et prends même la précaution de virer les pleins phares pour ne pas agresser les fêtards. Peine perdue, ils s’en battent les couilles du 4x4 qui leur arrive dessus. Ils ont plus l’air de s’embrouiller. Ils se poussent, s’agrippent et se repoussent mal- adroitement.

 

- « Tiens, tu veux en voir de la vraie viande saoule ? Ben regarde ces deux là » je lui dis, à ma femme.

 

Notre imposant véhicule arrive sur eux et ils daignent enfin, suspicieux, nous considérer. Je les reconnais, deux types du quartier, des jeunes que je croise parfois au bar, chez Momo. Eux, ne semble pas me remettre, ils nous dévisagent même méchamment. Leur agressivité éthylique a visiblement trouvé une nouvelle cible.

 

Toujours au ralenti, je continue d’avancer et les force ainsi à s’écarter. Ce qu’ils font de mauvaise grâce, et pas plus que de l’espace nécessaire pour éviter de se faire bousculer. Je les frôle délicatement et eux, pour mieux nous défier, collent leur face sur la vitre teintée. Merde, ils ont de vraies sales gueules. Je ne sais pas ce qu’ils se sont envoyés, mais ils n’ont pas que de l’alcool dans le sang.

 

Ils m'ont l'air en pleine chasse aux victimes, ils sont chauds comme la braise, prêts à libérer une rage violente. Ils sont dans l'état où l'homme devient pire que la bête, quand le premier coup porté lance la curée. Je suis plutôt soulagé qu’ils ne cognent pas sur la bagnole, j’ai pas envie de m’énerver plus que je ne le suis, je n’ai pas envie de partir moi aussi en furie, de foncer dans leur piège, et surtout pas avec ma femme à coté.

 

Allez, ça va je les ai dépassés, il ne s’est rien passé... mais faut vite que le feu passe au vert, car je vois dans les rétros que les deux défoncés sont en train de gamberger, de tchatcher tout en nous menaçant toujours du regard. Trop tard c’est parti, ils nous ont planifié un coup foireux tordu pourri. Il y en a un qui s’avance vers moi pendant que l’autre fait le tour pour se diriger vers la portière de ma femme.

 

J’active la fermeture centralisée et appuie fortement sur l’accélérateur tout en laissant le pied sur l’embrayage. le moteur rugit, la caisse tremble, mais pas les deux excités qui saisissent simultanément les poignées de portes.

 

Le feu n’est plus au rouge, mais un autre brasier s’est allumé en moi et me grille le coin du cerveau où se loge la raison. Je ne passe pas la première, j’accroche la marche arrière qui craque sale- ment à cause du haut régime moteur. La Jeep bondit, déséquilibre comme je l’espérais les deux chercheurs de merdes, mais ils restent néanmoins collés à la carrosserie, alors j’enclenche la première et relâche aussitôt l’embrayage. Les deux rémoras valsent, se décrochent et se vautrent sur le bitume.

 

Cela va très vite dans ma tête car il faut aller vite dans ces moments-là, j’attrape le manche de pioche derrière mon siège, déverrouille ma portière... mais ma femme m’attrape le bras.


"Non, s’il te plait, non"

"Ben... si !"


Bon... non, pourquoi aller les défoncer encore plus qu’ils ne le sont ? Heureusement qu’elle a une cervelle complète, elle. Pourquoi me foutre dans des futures emmerdes avec des vilains voisins ? Ils ont leur compte, nous n’avons rien, et dans l’état de défonce dans lequel ils se trouvent, il est bien possible que si je les croise demain, ils me saluent sans se souvenir de cet accrochage.

 

Alors, je grille le feu maintenant rouge en faisant gaffe de ne pas rouler sur les deux étalés. Je prends bien soin de tourner à gauche alors que je devrais prendre à droite (ruse de Sioux), puis je fais un grand tour du quartier pour revenir me garer près de chez nous (combine de pied-noir).

 

On rentre à la maison et le chien se jette sur moi, fou de joie, ultra-prêt à sortir. « Attends un peu avant d’y aller » suggère ma raisonnable femme. Le chien surexcité n’en a rien à battre de la raison. Cela fait des heures qu’il m’attend, il a juste envie de se soulager, de renifler des pisses et de tirer sur sa laisse. J’adore mon chien et je ne vois aucune raison de le faire languir à cause de deux camés. Je promets à ma femme (merde, encore une promesse que je ne suis pas sûr de tenir) qu’il ne va rien se passer, je souris franchement pour bien lui montrer à quel point je suis maintenant calme.

 

A peine sorti dans la rue déserte à cette heure tardive, des bruits de lutte troublent le silence nocturne. Le toutou aussi curieux que son maître me tire vers le tumulte, juste avant le feu, juste après le virage.

 

Les deux ‘potes’ sont en train de se cogner dessus, enfin surtout un, le mince plutôt technique, qui a pris le dessus sur l’autre, le gras du bide bien trop lent pour esquiver ou répliquer. Le petit teigneux ne doit pas être assidu à la salle car il enchaîne crochets maladroits et middle kicks sans force sur l’autre gros sac qui ne riposte pas mais ne flanche pas. Une balayette fini néanmoins par rompre l’équilibre précaire du punching-ball qui s’étale au sol.

 

Je n’ai pas envie de m’en mêler, c’est bon, il y en a un qui a cédé, c’est des amis donc cela devrait s’arrêter. Mais non, celui debout insulte et se déchaîne de plus belle sur celui à terre qui lui, hurle de douleur et supplie “son frère“ d’arrêter.

 

Mon chien se mêle au concert, il aboie furieusement, et tire sur la laisse. Ce n’est pas un chien d’attaque, ni même de défense, juste un bâtard de taille moyenne, mais j’ai du mal à retenir la bête. Il me regarde entre deux jappements et, me connaissant bien, ne comprend pas ma passivité. Eux ne nous ont même pas remarqué et continuent à jouer leur tragédie qui serait marrante si elle n’était pas si violente.

 

Le dominant : « Ne me parle plus jamais comme ça frère »

s’en suivent plusieurs coups de lattes.


Le dominé : « Sur la vie de ma mère, j’t’ai rien dit mon frère »


- « Plus jamais comme ça frère» Coups de lattes.

- « J’te le jure frère »
- « Plus jamais frère » Coups de lattes.
- « Sur le Coran de La Mecque, arrête frère ! »
- « Bâtard, tuvasvoirsij’arrête»coupsdelattes. »

 

J’ai pas envie de m’en mêler, pas envie de me foutre dans les emmerdes. Mais les coups continuent à matraquer le gars au sol et je n’ai pas le coeur non plus de laisser ces abrutis se massacrer. Leur connerie n’a pas l’air d’avoir de limites. Alors je libère le chien. C’est pas moi qui m’en mêle, c’est le chien. Et puis il est obéissant, dès que je le rappellerai, il lâchera le morceau.

 

Pour l’instant il fonce sur eux, mais là où il me surprend, c’est qu’au lieu de se jeter sur le dominant il referme sa mâchoire sur le bras du pauvre souffre douleur, le secoue vigoureusement tout en le tirant en arrière, comme si il voulait me rapporter son trophée. Trop de hurlements, je pense. Ou alors, faut croire que la psychologie canine est fine, car aussitôt l’agresseur tente de protéger son ‘frère’. Je ne le laisse pas cogner mon chien car là, je devrais m’en mêler, je le rappelle et il revient, me regarde, langue pendante, crocs sanguinolents, avec comme un sourire de satisfaction.

 

Les deux ‘frères’ désarçonnés et dégrisés par l'attaque canine se consolent maintenant en chouinant. Le consolé : « Merci frère, mais j’t’avais rien dit frère. ». Le consolant : « C’est pas grave frère »


- « Frère j’te jure »
- « OH FRÈRE ! C’EST PAS GRÀVE J’TE DIS »

 

Je m’approche avant que cela reparte en cacahuètes et, faux-cul, m’inquiète. « Ça va ? désolé pour le chien, il m'a échappé. »

 

Ils ne me reconnaissent toujours pas.


Le mordu sacrément philosophe : « Ça va, ça va Frère, il a pas fait exprès de me mordre, c'est un chien et les chiens, t'as vu, ça mord. »

 

Bon ben tout va bien alors je me dis en m’éloignant, je vais pouvoir faire pisser le chien tranquille.

 

Le cogneur : « Hé Frère, c'est quoi comme race ton chien ? Il obéit grave »

Moi : « C'est un Bâtard. »
Lui : « Il est canon comme Bâtard. »
Moi : « Ouais, c’est un bon bâtard, frère, un bon bâtard. »





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