CHRONIQUES DU TRÈS BAS MONTREUIL


Dans les vapes.


Dans les vapes
Montreuil, angles Rue de Paris, rue Paul Bert, rue Emile Zola, Rue Voltaire. Vue depuis l'appartement d'Éric Lamouroux.
Éric Lamouroux
Éric Lamouroux





Bas Montreuil, rue Émile Zola. 6h45.


'm'extirpe du cocon et pars au taf.

Le jour n'est pas levé.

 

La famille est toujours encouettée, encore endormie, alors je referme la porte doucement, la verrouille discrètement, avec autant de précautions que la somnolence matinale veut bien m'accorder.

 

C'est que le tri ne se fait pas encore bien là-haut, les vapeurs d'alcool résiduelles et les réminiscences de rêves oubliés brouillent ce réveil, déjà difficile. Je ne suis pas encore à jour, et dans la pénombre matinale, en connexion neuronale partiellement établie, je réassemble ce qui peut être rassemblé.

 

La cour est mal éclairée et je ne veux pas tomber sur un individu, sombre, louche ou mal intentionné qui se serait planqué là. Je me suis déjà fait surprendre, je m'en suis heureusement bien tiré, mais je ne veux pas que cela se reproduise. Putain de quartier.

 

Alors avant de m'élancer, je scrute les recoins et discerne au plus loin. Malgré mes efforts pupillaires, j'ai du mal à faire le point et ma vision reste étonnement floue, embrumée. Ce n’est donc pas moi, mais bien l’air, qui n’est pas clair.

Il est pourtant trop tôt pour que cela soit la fumée du kebab voisin. Putain de rue de Paris.

 

Il semble plutôt, que cela soit un brouillard épais des campagnes vallonnées, venu s'encanailler en banlieue. Dans la rue, l'atmosphère est encore plus inhabituelle. La brume étouffe les sons et atténue l’éclairage urbain. Les réverbères diffusent une lumière de vieux polar.

 

Il n'y a pas encore grand monde sur le bitume, juste quelques forçats du matin qui se rendent à leurs taules. Et puis, il y a le barjot de la rue, fidèle à son poste, devant la porte du tabac pas encore ouvert, qui attend… quoi ? Lui seul le sait. 

 

Mais ce matin, déstabilisé par l'étrange décor, il semble encore moins stabilisé que d'habitude, il part en couilles et se met à brailler comme le dingue qu'il est. Putain de ville qui rend fou.

 

Heureusement, je serai bientôt tranquille, tout seul, dans mon jeep Cherokee jamboree, dans les bouchons, sur le périph, à rêvasser en écoutant distraitement la radio. Putain de pollueur que je suis, qui n'a pas le courage d'affronter l'horreur du métro, et qui n'a pas non plus le cran de pédaler en hiver.

 

Pour l'instant, je tourne en rond dans le quartier à la recherche du fameux 4x4 fumeur, garé machinalement hier soir par Le M. machin que je suis en train de devenir. Putain de routine.

 

Brouillard urbain dans le froid matinal et rêveries embrumées dans un crâne encore au ralenti, j'erre dans le silence cotonneux quand un moteur trop bruyant et des phares aveuglants explosent ma bulle protectrice. Je ne suis pas percuté, non, la voiture est bien sur la chaussée et moi intact sur le trottoir. Mais la frayeur me laisse vulnérable, un peu honteux.

 

Le gars baisse sa vitre, me montre sa gueule, et merde je ne m'attendais pas à ça : un barbu, une face d'intégriste... putain de merde. J'suis direct en éveil, prêt à réagir, à répondre, à pas me faire emmerder. Non, c'est vrai quoi, ils font chier en ce moment... j'peux plus me les voir… les traits se crispent et je durcis le regard. Mais le gars dans un sourire encore plus imposant que sa barbe me détend instantanément :

 

« Oh, je suis désolé de vous avoir fait peur monsieur".

 

Une sincère gentillesse semble, bizarrement, émaner du bonhomme.

 

"Je suis un peu perdu". ben moi aussi, j'ai envie de lui dire " j'suis pas du coin, et avec le brouillard… il y a une mosquée, enfin un lieu de prière, je crois, dans le quartier ? ».

 

« Là, juste là, vingt mètres plus loin sur le trottoir de gauche ». 

 

Ben oui, et ça me rappelle que c'est là où je me suis garé hier soir.

 

- « Garez vous à ma place, je pars, et ma voiture est juste devant la mosquée »

 

- « Vraiment ? Super ! Merci ! Génial ! Ah là là, c'est trop fort, juste devant la mosquée, comme une bénédiction... ah là là, une très bonne journée pour nous Monsieur ! ».

 

- « Ok, bye, r’voir »

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Ben ouais, elle est bien partie cette journée, je vais avoir de quoi méditer sur ma connerie, durant mon cruising sur le périph. Je n'aime déjà pas la mode vestimentaire et le côté mouton abruti, des suiveurs de tendances. 

 

Alors tous ces mecs et ces nanas qui se déguisent pour bien nous montrer que EUX, sont des bons croyants, donc des bonnes personnes… vu l'horreur qu'ils nous balancent dans le monde, tous ces pseudos religieux…

 

Putain ! Pour mieux croire, pour être en accord avec Dieu, il est indispensable de s'habiller en Batman ? Ou d'avoir une barbe trop longue et des pantalons trop courts ?

 

Bon, lui là, c'est sûr que ce n'est pas un de ces ridicules hypsters, c'est bien un religieux. Mais, pourtant, voilà, même si je rejette le costume, cela n'en fait pas obligatoirement un méchant fanatique intégriste terroriste qui ne voit en moi qu'un chien d'infidèle, une saloperie de mécréant à éradiquer au plus vite.

 

Comment j'ai pu mettre tous les barbus dans le même panier ? Putain de connard que je suis, qui se laisse embarquer dans la parano ambiante. Moi qui pourtant me méfie du mouton bourricot, celui qui beugle haro sur qui on lui dit de bêler. Je me suis laissé enfumer par les cracheurs de fiels, fuels et fiouls qui attisent les brasiers de haine.

 

Les yeux dans le rétro, je cède ma place de parking, et à travers la fumée bleutée du gasoil qui se mêle à la brume, je distingue le gentil barbu, tout sourire, qui me fait un coucou tout mignon. J'accélère et réponds par un bye bye tout concon.

 

Éric Lamouroux

 





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